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Les esquisses d’un blessé, Paul Verlet (1/2)

1ère partie : le parcours du poète

C’est en 1919 que parait De la boue sous le ciel1, recueil des poèmes du jeune Paul Verlet, démobilisé quelques mois plus tôt après quatre années éprouvantes de guerre. Ses vers ont été écrits au front, parmi ses camarades, qui en furent pour certains les premiers lecteurs. Si la forme reste classique, le contenu cherche à donner, à l’instar des romans et des témoignages qui paraissent à partir de 1916, une image véridique du vécu du combattant. Cette œuvre est aussi, pour le jeune sous-officier, un hommage empreint de compassion à ses camarades dont un grand nombre a péri2. En témoignent, les notes de l’auteur, pleines de modestie, qui introduisent son recueil et dédient ses vers à son compagnon d’armes André Cerné3 :

Je n’ai voulu ni reprendre, ni polir ceux de ces essais que j’écrivis près de lui ; s’ils sont les plus vrais, ils sont aussi, du point de vue littéraire, les plus imparfaits. Tant pis : il faut bien qu’il les reconnaisse de là-haut !

Avant la guerre

Paul Verlet est né en 1890 à Paris. Il est le fils du sculpteur Raoul Verlet, artiste renommé menant une carrière officielle, professeur à l’École des Beaux-Arts de Paris et membre de l’Institut. Le petit Paul grandit entre le milieu artistique parisien de son père et la campagne normande d’où sa mère, Valentine Hirel, est originaire. En marge de ses études de droit et de sciences politiques4, il s’éveille à la poésie qui lui permettra, comme l’écrit Paul Bourget, de « traduire ses émotions et ses visions dans des vers originaux et pathétiques ». En 1908, quelques-uns de ses premiers poèmes sont publiés dans La France Illustrée et en 1910 et 1911, il participe à des lectures durant le Salon des poètes français5 au cours duquel il fréquente quelques écrivains qui s’attachent à lui : Paul Bourget déjà cité mais aussi Sébastien-Charles Leconte, qui seront tous deux des soutiens bienveillants lors de la parution de De la boue sous le ciel.

En 1911, il incorpore pour son service actif de deux ans le 74è R.I à Rouen qu’il rejoint lors de la mobilisation générale de 1914.

La guerre : en première ligne avec le 74è R.I.

Jusqu’au 10 juin 19156, date de sa première évacuation pour blessures, Paul Verlet est présent avec son régiment dans de nombreux secteurs difficiles où les combats font rage. Il est le 22 août à Roselies en Belgique où son unité connait son premier contact avec l’ennemi lors des journées meurtrières de la bataille de Charleroi puis, peu après, à la bataille de Guise le 29 août. Le 74è prend part ensuite à l’attaque de Courgivaux durant la bataille de la Marne puis occupe près de Reims, un secteur (Thil – Bois du Chauffour) d’abord difficile puis plus calme à partir d’octobre même si l’on compte, lors des semaines qui suivent, de nombreux tués et blessés. Octobre 1914, si l’on s’en tient aux indications données dans l’ouvrage, correspond à la période où le jeune soldat écrit ses premiers poèmes de guerre. Ceux-ci, consacrés largement à la retraite de l’armée française en août 14, révèlent un sentiment de honte et de découragement :

De village en village, épaves de tempêtes,
on se traînait, chassés, lâches, courbant la tête
Comme des dieux vaincus par la honte et le fiel.
Pas un astre d’espoir n’éclairait notre ciel. (« Un rêve », p. 15)

Au début de 1915, le régiment occupe un secteur près de Berry-au-Bac puis rejoint début juin, lors de l’offensive d’Artois, les environs de Neuville-Saint-Vaast au nord d’Arras. Paul Verlet est alors sergent et commande à ses poilus qui sont une source majeure d’inspiration de ses vers :

Parfois ceux de là-haut, tassés dans leurs abris,
Avant l’heure de veille où le cœur s’assombrit
Rongé par le cafard, rôdeur du crépuscule
Tirant leur pipe, sous le lumignon qui brûle,
(…)
Chantent, les yeux perdus au fil de leur fumée,
Un air triste, voilé, lointain, de mélopée,
Nostalgique et poignant qui fleure le pays… (« La plainte des gourbis », p. 64)

Dans ce secteur de Neuville-Saint-Vaast, se trouve une position farouchement défendue par les Allemands nommée le Labyrinthe (« Labyrinthe aux traits blancs où leur canon qui rage / Fouille d’un doigt de feu les ocres des nuages. », « Leur croix de guerre », p. 80). Il s’agit d’un réseau inextricable de tranchées, de boyaux, de souterrains, d’abris en bétons équipés de canons et de mitrailleuses7. Les affrontements, notamment à la grenade, y sont très violents et le régiment compte rapidement de nombreuses pertes. Début juin, Verlet est atteint par des éclats de grenades qui lui causent plusieurs blessures (« J’ai le pied traversé, ma hanche me déchire, / Et mon ventre, et mon front… je vis, je suis content ! », poème cité, p. 80). Il est évacué et son état nécessite un séjour de plusieurs semaines en hôpital à Paramé près de Saint Malo. C’est son premier séjour en tant que blessé convalescent. Ce ne sera pas le dernier. Il y écrit des poèmes, prenant pour sujet les longues heures passées à l’hôpital, les blessés agonisant et le dévouement des infirmières :

Dans l’asile aux murs blancs, reposoir de misère,
Ceux des agonisants qui demandaient leur mère
Croyaient, tant vous saviez l’être adorablement,
Qu’ils avaient, en partant, auprès d’eux leur maman ; (« Hôpital, III », p. 111)

Ces poèmes, avec d’autres écrits plus tardifs, forment la partie centrale de son recueil intitulée « Blessé ».

La guerre : au camouflage

En août 1915 a lieu la création de l’unité de camouflage menée sous la houlette du peintre Guirand de Scévola qui en prend le commandement. Pour constituer les premières équipes, on sollicite, entre autres, des dessinateurs, peintres, sculpteurs, décorateurs et artisans mobilisés. Le régiment dont dépend cette section nouvelle est le 13è régiment d’artillerie. Paul Verlet y est affecté dès les premières heures8. Il peut paraitre étonnant qu’un poète rejoigne cette unité, même si son cas n’est pas unique9. Mais à l’époque, Verlet n’a rien publié. Son nom est attaché avant tout à son père, le grand sculpteur — qui travaille alors au buste du Président de la République — à proximité duquel il a reçu une éducation où les arts plastiques ont eu leur place. Ses blessures récentes, cette filiation et les connaissances qui lui sont liées ont dû jouer un rôle dans cette nouvelle affectation.
Le travail des camoufleurs est très prenant. En janvier 1916, Matisse écrit à Derain à propos du peintre Charles Camoin :

Il vient de passer dans les camoufleurs. Après deux semaines de fonctions picturales (formation à l’atelier de Paris), il m’écrit qu’il fait un métier épouvantablement fatiguant. Il travaille en Champagne toute la matinée pour aller décharger des paquets de toile, et toute la nuit et la nuit qui suit, il place des travaux entre les lignes françaises et boches, où il se trouve plus exposé que dans les tranchées10.

L’occupation des camoufleurs peut expliquer que Verlet réduit considérablement sa production entre août 1915 et février 1916 : seulement quatre poèmes sont datés de cette période. Concernant l’exposition au feu des camoufleurs, on a déjà pu évoquer lors de nos articles présentant le travail d’André Devambez et d’Arthur Guillez (l’un gravement blessé, l’autre tué) la réalité de celle-ci lors des opérations de repérage ou d’installation sur le terrain. Bien moins exposé que l’infanterie de ligne ? Cela semble évident mais Guirand de Scévola interrogé sur la question revient sur cet aspect dans ses « Souvenirs de camouflage » parus dans La Revue des deux mondes :

Embuscade, ah ! non. Le labeur était rude ; le jour, on travaillait à l’atelier ; la nuit, on plaçait les décors, souvent en première ligne. Il y eut, hélas ! beaucoup de victimes dans nos rangs : Devambez, mort des suites de ses blessures, et combien d’autres, tués ou mutilés alors qu’ils travaillaient sur le front. Combattant sans armes, le camoufleur n’en était pas moins un combattant.11

La guerre : blessé

Verlet est une autre victime. En février 1916, au cours d’une reconnaissance en Champagne, il est atteint d’une balle en pleine poitrine tout près du cœur. Dunoyer de Segonzac dans son souvenir le voit mort à ce moment12. De cette grave blessure, il ne se remettra jamais. Dans des vers pathétiques écrits quelques semaines plus tard, il a dit les brûlures, le mal, le sang qui s’écoule, les cauchemars puis l’espoir qui renait :

Je revois les créneaux, le brancard, la voiture,
Les cahots, ma nausée et la route qui dure,
Les visages penchés, le major qui s’est tu,
Les pointes dans les chairs, (« Je crois qu’il est foutu ! »)
Le sérum douloureux, les ballons d’oxygène…
(…)
Je ne veux pas crever. Honte, meurtre, infamie !
J’ai de la sève encor, du sang pur, de la vie.
Mon Dieu !… Ce ne sera pas moi qui m’en irai
Ce soir dans le drap clos!… Je vivrai. Je vivrai!… (« Cauchemars », p. 93)

Le poète est soigné en ambulance divisionnaire dans la Marne et rejoint, par la suite, successivement plusieurs hôpitaux militaires à Vanves, à Paris puis à Vichy où l’on tente de le soigner. Il se déplace avec des béquilles. Il a une pleurésie au poumon gauche qui va le rendre inapte à faire campagne et il est affecté aux services auxiliaires du 1er régiment de génie qui devient, en octobre 1916, l’unité de rattachement de tous les camoufleurs. Il est décoré de la médaille militaire et obtient une deuxième citation à l’ordre de l’armée13. Sa convalescence est longue. Il est soigné, à la fin de l’année, à la villa Louise-Ruel à Cannes. En juin 1917, il est encore à l’hôpital comme l’attestent ses poèmes. Il y a dans la partie de son recueil nommée « Blessé », que nous avons déjà évoqué, un poème de convalescence, sobrement intitulé « À deux » et qui est remarquable par son pouvoir d’évocation d’une nature calmante, d’un amour salvateur mais aussi d’un état qui diminue et condamne. Verlet est accompagné d’une jeune fille, ils se promènent à Arcachon :

Regarde, il est si beau, ce couchant d’ambre et d’or !
Le soleil, dieu déchu, dans sa pourpre s’endort ;
Bleu le flot vient lécher le bandeau blanc des dunes.
Je tousse!… Il faut rentrer, c’est l’heure de la lune ;
(…)
Hélas, la guerre a pris ma jeunesse d’avant.
Tu te souviens ?… Il nous faut rentrer maintenant.
Serre-toi contre moi, fort, veux-tu, mon amie ?
C’est vrai que mon poumon se creuse et s’atrophie.
Souvent, j’en pleurerais, de printemps aveuglé,
Ma canne aux deux genoux, comme un vieux, essoufflé,
Impuissant, démoli, plié par la morsure
Qui m’empoigne le cœur. Ah! la sale blessure!… (« À deux », p. 129)

Entre juillet 1917 et début 1918, aucun poème ne témoigne d’une activité artistique. On peut dater son retour en tant que soldat attaché aux services auxiliaires de son régiment vers cette période. Pour Verlet, le calvaire des blessures endurées n’est pas terminé. Désireux, sans doute, de montrer sa capacité à couvrir des missions auxquelles il était habitué avant sa blessure, il se porte volontaire pour la mise en place de postes d’observation. En août 1918, lors d’une opération de ce type, il est exposé aux gaz et immédiatement évacué compte tenu de l’état déjà mauvais de son poumon gauche. Le poème non daté « Les vaincus » (p. 235) est situé à l’hôpital militaire no 2 d’Antibes. Sa dédicace à un camarade grièvement blessé en août 1918 nous aide à dater cette pièce et laisse penser que c’est là que Verlet est soigné. Il obtient une troisième citation pour cette mission dangereuse.

L’après-guerre

Paul Verlet est démobilisé en mai 1919 puis est définitivement réformé. Il se marie à l’été 1919 avec Raymonde, fille d’un négociant parisien, et a la joie d’être père en octobre 192014. Il est proposé pour une pension d’invalidité à plusieurs reprises mais son obtention est empêchée par les conclusions des commissions de réforme qui, en 1920 et 1921, expriment une appréciation favorable sur son état15. Verlet décède pourtant des suites de ses blessures le 23 octobre 1922. Son père, comme le souligneront plusieurs journalistes, ne s’étant pas relevé du décès de son fils, meurt l’année suivante à 70 ans16. Paul Bourget rapporte que le poète travaillait « lentement, amoureusement » à un projet de roman contant le retour de la guerre d’un sculpteur devenu aveugle et « s’efforçant de continuer son rêve d’artiste17 ». Bien des décennies plus tard, en 1989, Raymonde rejoint Paul et ses propres parents dans le caveau familial du cimetière de Passy à Paris. Elle ne s’était jamais remariée.

Les dessins présentés pour illustrer cet article sont signés René-Georges Gauthier, compagnon d’armes et ami de Paul Verlet. On peut en apprendre plus sur ce peintre en visitant le site qui est consacré à son parcours et à son œuvre.

(→ lire maintenant la 2ème partie : une découverte des poèmes du recueil De la boue sous le ciel)

NOTES & COMPLÉMENTS

1. De la boue sous le ciel, Paul Verlet, Ed. Plon-Nourrit, Paris, 1919. L’ouvrage est sous-titré Esquisses d’un blessé que nous reprenons ici en titre de notre article. Les 88 poèmes sont regroupés en sept parties. Le lieu et la date de création sont le plus souvent indiqués. Le recueil n’a jamais été réédité.
René-Georges Gautier a signé la couverture du recueil. Cet artiste a connu Verlet au camouflage qu’il rejoint en 1916. Il a illustré de gravures en noir en 1917 sept poèmes de Paul Verlet parus chez Frazier-Soye sous la forme d’un volume in-folio de onze feuillets tiré à 300 exemplaires et titré Nostre-Dame de vie. Après la guerre, il participe aux Almanachs du combattant, en en signant plusieurs couvertures, en même temps qu’y paraissent des poèmes de Verlet.

2. De nombreux poèmes sont dédicacés, le plus souvent à des camarades de combat (voir l’inventaire réalisé par Stephan Agosto dans son Canard du boyau no 5 disponible sur son blog consacré au 74è R.I).

3. A propos d’André Cerné, un billet du blog 74è R.I aborde son parcours.

4. Il fréquente, d’abord, le lycée Carnot puis l’École de Droit et l’École des Sciences Politiques à Paris où son mémoire de fin de cycle est consacré à l’écrivain révolutionnaire Pierre Kropetkine (isni.org/isni/0000000001945330). Le parcours étudiant de Verlet est détaillé par Paul Bourget dans la notice biographique qu’il rédige pour le dernier volume de l’Anthologie des écrivains morts à la guerre, tome V, Bibliothèque du Hérisson, Edgar Malfère, Amiens, 1927. Le nom de Paul Verlet apparait dans le Livre d’or de l’École Monge et du lycée Carnot dans une notice très courte sans aucun élément biographique.

5. Journal des débats politiques et littéraires, 21 juin 1910 ; Paris musical et dramatique, janv. 1910 entre autres.

6. Le texte de sa citation tel que reporté par plusieurs sources indique le 6 juin mais Verlet dédicace deux poèmes à des camarades tués le 10 « à côté de moi » écrit-il ; par ailleurs, le Journal des Marches et Opérations (JMO) du régiment indique des pertes très importantes le 10 juin, aucune le 6.

7. Pour en savoir plus sur ces combats du Labyrinthe, on peut lire, notamment, l’excellent article en ligne des Archives du Pas-de-Calais à cette adresse.

8. Dans ses « Souvenirs du camouflage », Guirand de Scévola rappelle le nom de quelques artistes présents au sein de la trentaine d’hommes qui furent les premiers choisis pour constituer cette nouvelle section. Verlet, présenté comme peintre, est du nombre.

9. L’auteur dramatique et poète Charles Vildrac a fait partie, très tôt, de l’unité de camouflage.

10. in Tromper l’ennemi, l’invention du camouflage moderne en 1914-1918, Cécile Coutin, E. Pierre de Taillac, 2015 pour la 2è édition.

11. « Souvenirs du camouflage (1914-1918) », Lucien-Victor Guirand de Scévola, Revue des Deux Mondes, décembre 1949.

12. Évoquant ses souvenirs dans Le Figaro du 26 septembre 1919, il écrit : « La pose des observatoires en toute première ligne, la nuit, était délicate et dangereuse. C’est ainsi que le fils du sculpteur Verlet, surpris au cours d’une pose d’observatoire dans un poste d’écoute, fut tué par une balle allemande. »

13. C’est le général Gouraud qui aurait remis à Verlet sa médaille militaire sur son lit d’hôpital . Sa deuxième citation le décrit comme un « Excellent sous-officier qui a toujours fait preuve de la plus admirable audace. A été grièvement blessé le 21 février 1916 au cours d’une reconnaissance en avant de nos lignes ; avait été atteint de six blessures le 6 juin 1915 ».

14. Le Figaro du 31 octobre 1920, p. 2.

15. (« Très bon état général » en 1921). Fiche matricule Paul Verlet, classe 1910, matricule 1462, AD Paris, archive D4R1_1597

16. Comedia du 4 décembre 1923, p. 4 : « Il savait goûter le paisible bonheur de la vie familiale dans son petit hôtel de la rue Galvani. Mais le malheur s’abattit sur son affection la plus chère. Son fils, grièvement blessé, et gazé pendant la guerre, mourait l’an dernier alors qu’il venait de se marier et qu’on pouvait espérer que la force de ce robuste garçon triompherait du mal. Hélas, il n’en fut rien, il avait publié un livre de poèmes: De la boue dans le ciel, qui l’avait fait connaître. Il disait ses vers avec une fougue généreuse, et quelle tendresse il y avait dans sa voix lorsqu’il parlait du « père Verlet ». C’est par lui que nous avons connu le sculpteur et c’est pourquoi s’unissent dans un même souvenir le jeune poète et le vieux maître qui n’a pu continuer à vivre sans son petit. — A. W. »
Dans de nombreuses sources imprimées dès les années 20, l’année du décès de Paul est confondue avec l’année du décès de son père (1923 à la place de 1922).

17. in Anthologie des écrivains morts à la guerre — voir note 4.

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