– J’pensais à not’e combat du 22 août… Si loin qu’ça soye, j’me rappelle tout ça comme si c’était hier.
“On allait droit su’ la frontière du Luxembourg. I’ faisait une pesée d’chaleur, mais on marchait bon train, comme si on avait eu l’cœur dans les pattes. A c’moment-là, voyez-vous, on n’s’attendait pas à battre en r’traite trois jours plus tard.
“Et tout d’un coup, v’là qu’on a croisé des copains d’un aut’e régiment qui s’en v’naient tout en pagaille, pleins d’poussière, les frusques ed travers, pus d’sac su’ l’dos, l’air esquinté et la sueur leur coulant d’partout : en c’étaient qui sortaient d’se battre.
“Déjà, rien que d’les voir, ça m’avait foutu une secousse; quand v’la un sergent qu’était avec eux, un grand brun tout sec, qui nous crie comme ça en passant :
“Méfiez-vous, les gars, vous allez donner dans un piège ! I’s ont posté des mitrailleuses partout… Et ça tue, les mitrailleuses !… Ah ! ça tue !…”
(…)
“Comment qu’c’est v’nu, j’serais pas capable de l’dire. J’me rappelle seulement qu’on s’était j’tés dans l’fossé d’une route, et qu’partout autour on entendait voler des mouches qu’on n’voyait pas : dzzi ! dzzi ! dzzi !… Elles passaient si vite et si près qu’on n’pouvait pas s’empêcher d’baisser la tête… Et on a tout d’suite compris qu’c’étaient les balles.
“Not’e lieutenant, lui, il est resté d’bout, et i’r’gardait dans ses jumelles. Et comme y en avait déjà plusieurs de la section qu’épaulaient leur flingue, il a crié :
“Ne tirez pas ! Ne tirez pas ! Ce sont les nôtres !…”
“Et puis on l’a vu tomber par terre, avec un trou rouge au milieu du front… Les nôtres? Oui, j’t’en fous ! La première balle boche qui tapait chez nous, c’était not’e lieutenant qu’all’tuait.
(…)
“Nous, on était toujours dans not’e fossé, bien vus, bien r’pérés; les flingues, les mitrailleuses nous canardaient salement. On s’faisait tout p’tits, tout p’tits; mais ça n’empêchait pas les balles d’nous chercher et d’nous trouver. D’temps en temps y en avaient d’nous qui criaient, ou bien qui culbutaient sans rien dire; on diminuait comme à vue d’œil : c’était terrible.
(…)
“C’qu’on a vu là, mon lieutenant, je l’oublierai jamais, si vieux que j’vive : l’caporal Hersant, qui saute en l’air comme un chevreuil, qui r’tombe d’une masse, en plein dans la gerbe d’la mitrailleuse, et qui r’çoit des balles et encore des balles, dans son cadavre qu’on n’pouvait même pas tirer à nous. Et Tramet, un rigolo, toujours en train, toujours obligeant, et qu’tout l’monde gobait à la section. Comme je l’voyais hésiter, j’y ai crié :
“Allez Tramet ! C’est l’moment. Hop !”
“I’ m’répond :
“T’en fais pas, vieux. J’y vas !”
“Et i’ s’lance, en forçant d’toutes ses jambes. Il était quasiment sur nous, l’pus mauvais passé, quand on l’a vu ramener ses deux mains au corps et tomber comme un paquet…
“On s’est aperçu bientôt qu’il était pas mort : il était couché dans l’herbe, p’t-être à trois mètres de nous; et i’ s’plaignait tout bas, en gardant ses yeux fermés… Et puis i’ les a ouverts, et i’ nous a r’gardés, comme si i’ nous r’connaissait. Alors Vauthier y a demandé :
“- Où qu’t’en as, mon pauv’e vieux?
“- Dans l’soufflet,” qu’il a dit.
“Et il a r’fermé ses yeux; et il a r’commencé à s’plaindre, si doux, si doux qu’on en avait tous envie d’pleurer… Pensez, mon lieutenant, de l’voir là, tout près, en train d’mourir, sans qu’on puisse rien faire, mais rien de rien, pour y enlever son mal, on serrait les poings tant qu’on pouvait, on en était presque aussi pâles que lui… Aussi pâles? Oh ! non, c’est pas possible : il était blanc, c’petit, blanc, avec une figure toute longue et toute maigre, une tête de misère… Et tout d’un coup il a fini d’geindre, et i’ s’est mis à râler en crachant d’la salive rose; et il enfonçait ses ongles dans la terre, en ouvrant et en fermant ses mains, sans s’arrêter. D’temps en temps, on l’entendait crier un mot, un seul mot qui v’nait d’très loin, du fin fond d’sa poitrine, et qui lui soulevait tout l’corps en passant. On n’saisissait pas bien d’abord; y en avait qui d’mandaient : “Qu’est-ce qu’i’dit?…” Et c’est Vauthier qu’à distingué l’premier, et qu’a répondu : “I’ dit : maman.”
Extrait de Nuits de Guerre (Hauts de Meuse) de Maurice Genevoix, 1917, Ed. Flammarion, P 83, chapître ‘De tranchées en tranchées’.
Merci aux éditions Flammarion pour la reproduction de cet extrait.
Nuits de Guerre est le deuxième des cinq livres de récit de guerre de Maurice Genevoix regroupés dans l’ouvrage Ceux de 14.
J’pensais à not’e combat du 22 août…
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