SOUVENIRS DU 11 NOVEMBRE
Souvenirs de Roland Dorgelès

Je l’ai encore dans l’oreille, le chant du Onze novembre.
Des hymnes? La Madelon ?
Mais non, voyons, souvenez-vous :
Ah! Il n’fallait pas, il n’fallait pas qu’y aillent …
Cela fusait des rues comme un rire triomphant, un grand rire de délivrance. La France soulagée l’a lancée jusqu’au ciel, cette boutade d’un passant reprise par un million de voix: “Il ne fallait pas qu’y aillent!” ces meurtriers vaincus, et l’on promenait sur les boulevards leurs canons devenus des joujoux. Cependant, tandis que la foule exultait, je me rappelais les boulevards, quatre ans plus tôt, quand couraient vers les gares ces cohortes de jeunes gens qui ne reviendraient plus, et au lieu de chanter, noyé dans cette mer humaine, j’élevais ma pensée vers la funèbre armée qui emplissait la nuit.
Il fallait qu’ils y aillent ceux-là, ils y étaient allés, et, dans leur troupe immense, je cherchais des visages, je réclamais tout bas mes morts … Pas seulement les amis : les autres aussi, surtout les autres, ces figures effacées dont on n’a pas su le nom, le camarade de corvée qui a pris ton fardeau quand tes genoux pliaient, celui qui a déchiré ta capote lorsque, pris dans le barbelé, tu allais y rester, le petit volontaire qui a crié : “Présent!” quand il fallait traverser le tir de barrage pour porter un ordre d’où dépendait notre sort.
Tu me comprends bien : le frère d’un instant, celui qu’on rencontrait par hasard et qu’on retrouvait, le lendemain, en travers du boyau, ou couché sur la piste, ses doigts durcis enfoncés dans l’argile et un dernier rictus lui découvrant les dents …
Ah! non, je n’ai pas chanté … J’aurais dû peut-être, mais les souvenirs me serraient la gorge. Il défilait trop de fantômes dans ce ciel sans étoiles.
Aujourd’hui encore, en écrivant ces mots désordonnés qui veulent jaillir ensemble, je crois entendre les clameurs de l’Armistice et je lève les yeux vers la nuit éternelle où passaient les suppliciés. C’est ce défilé-là qu’auraient dû regarder les survivants.
Entre deux guerres, extrait de Bleu Horizon, Albin Michel, 1949
Roland Dorgelès (1886-1973) est l’auteur du roman le plus populaire autour de la guerre de 14-18 : Les croix de bois (Prix Fémina, 1919). Il fût caporal au 39ème R.I.
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EN CHAMPAGNE
Gabriel Chevallier
– En avant!
Nous sommes près d’une issue. Je prends place dans la file, je suis les autres. Nous sommes déjà au bas des escaliers, nous les gravissons, nous allons sortir… L’instant énorme où l’on renonce…
Dehors… Les souffles, les hurlements des artilleries déchaînées… L’aube incolore et froide. Nous y trempons nos visages comme dans un baquet d’eau glacée. Nous frissonnons, le teint vert, la bouche empâtée par cette puanteur d’estomac des mauvais réveils. Nous stationnons dans le boyau pour donner à la colonne le temps de s’organiser.
Des cravaches furieuses fouaillent l’espace, très bas, comme pour nous décapiter; c’est la crise de folie de nos 75 dont le barrage nous précède. Au-dessus l’artillerie lourde forme une voûte de ronflements, de halètements puissants. Un grand flilet de trajectoires est tendu sur la terre, et nous sommes pris dans ses mailles. Partout les ondes sonores se choquent, se brisent, se résolvent en remous aériens… On ne décèle pas encore la part de l’ennemi dans cette tempête métallurgique qui submerge tout.
La Peur, Presses universitaires de France, 1930
Gabriel Chevallier (1895-1969) est l’auteur bien connu de Clochemerle. Il fût soldat au même régiment que Dorgelès et participa à l’offensive d’Artois en septembre 1915. Blessé, il revient au front en 1916 et finit la guerre au 163e R.I.
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