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Sur les traces d’un poilu artiste inconnu

La première fois que nous avons consulté ces dessins réalisés entre 1915 et 1918, leur nombre était assez impressionnant : plus de 300 œuvres étaient alors proposées à la vente à l’unité sur un site spécialisé.

Il s’agit essentiellement de dessins au crayon noir parfois augmentés de traits de couleur tandis que d’autres sont réalisés à la plume. Certaines scènes, parmi les œuvres les plus abouties, sont peintes à l’aquarelle.

Fig. 1 – Jeune poilu au journal

Cet ensemble ne représente pas le soldat au combat mais plutôt un temps de guerre « en campagne » au repos ou dans des occupations quotidiennes. Les portraits abondent : les camarades se reposent, jouent, lisent, écrivent et discutent, comme souvent dans les dessins d’artistes combattants. Là, un « pépère » qui bourre sa pipe, ailleurs quelques « bleuets » désœuvrés discutent. Les unités coloniales puis, plus tard, les soldats britanniques et américains ont aussi intéressé notre artiste. Hormis les portraits, d’autres scènes montrent des soldats croisés dans le train au retour de permission, des groupes occupés à des activités ludiques, des paysages, beaucoup d’installations de tout type et quelques civils.

Le trait est maîtrisé, il n’y a là rien d’approximatif dans les proportions ainsi que dans le cadre et les points de vue choisis. Les dessins, tous de bonne taille, sont parfois réalisés sur des feuilles légères arrachées à des blocs mais on trouve toutes sortes de papiers dont des supports plus épais notamment pour les aquarelles.

Fig. 2 - Entrée d'abri, Marne, 1918
Fig. 3 - Soldat assis, 17 juill. 1917
Fig. 4 - Soldat au repos, 1918

Évidemment, on aimerait bien en savoir plus sur notre poilu dessinateur et ceci pour plusieurs raisons. Il y a d’abord la répétition de motifs précis qui éveillent la curiosité comme les représentations liées aux chevaux, au travail de la forge, aux infirmiers et aux canons, comme l’a noté le vendeur qui a acheté ces dessins dans les années quatre-vingt. Certains dessins, parfois à la plume, représentent des installations, souvent dans les bois, faites d’abris en tout genre. La variété des figures et des motifs interpelle aussi : on croise un téléphoniste, un aumônier, des cuisines, un coiffeur, un conducteur, des douches, une infirmerie, quelques paysans, des villages en ruine et même des installations de camouflage écroulées. Puis il y a ces initiales « G.W » que le soldat a pris le temps d’apposer sur presque tous ses dessins. Et ces noms de lieux qui apparaissent moins souvent mais qui désignent principalement la Lorraine. À de rares exceptions près, les dessins sont datés.

Alors pourquoi ne pas se lancer et tenter quelques recherches ? … d’autant qu’un élément essentiel se dévoile à nous sur quelques œuvres plus abouties : le nom de famille « Wiart », mais sans indication de prénom complet. Le patronyme révèle une origine plutôt nordiste et un rapide contrôle dans la base des morts pour la France de Mémoire des Hommes nous confirme ce que nous avait révélé le vendeur : l’homme a survécu à la guerre ; on y trouve bien cinq malheureux soldats tués qui pourraient correspondre à « G. Wiart » mais ils sont morts avant 1918, année pour laquelle de nombreux dessins nous prouvent que notre poilu était bien vivant.

Sans date et lieu de naissance que faire ? Hélas, pas grand chose.

Fig. 5 – Jeune poilu à la pipe, « dessin courrier signé », 27 juillet 1915
Fig. 6 – Signature du prénom de l’artiste

Pourtant tout va se débloquer très vite grâce à un examen plus minutieux des dessins en notre possession et notamment un des premiers croquis réalisés en 1915, assez modeste mais qui comprend un court texte que nous arrivons à déchiffrer ainsi : « 27 juillet 1915. Ma chère grand-mère, ma chère maman. J’ai passé tout mon temps à dessiner. Vous aurez donc des dessins en guise de lettres. Bons baisers. » Sans en avoir vraiment l’assurance, on peut imaginer que le soldat représenté est l’artiste lui-même mais ce qui va attirer particulièrement notre attention s’avère être un indice majeur : il y a une signature, après le texte, qui est un prénom. Illisible, semble t-il, mais pas pour longtemps. Un examen attentif nous permet de faire la différence entre trace d’encre, tâche et écriture : une seule possibilité, le prénom serait Gilbert. C’est une hypothèse assez sûre. Il faut l’exploiter. Trouver des sources, tenter des recoupements.

Le site Geneanet nous fournit rapidement un individu dénommé Gilbert Wiart né en 1887 à Cœuvres-et-Valsery dans l’Aisne. L’identification du lieu de naissance nous permet, grâce aux ressources numériques en ligne sur le site des archives départementales de l’Aisne, de trouver son acte de naissance : Gilbert Wiard est né le 20 septembre 1887 de Théophile Armand Wiart et de Marie Désirée Senaux. Une indication en marge nous renseigne sur un mariage à Paris le 7 décembre 1909.

Nous avons en tête le souhait de réussir à trouver le document le plus important concernant le parcours militaire du soldat : la fiche matricule, que toutes les archives départementales proposent aujourd’hui en ligne. Cette fiche est créée et renseignée lors de la conscription, à l’âge de vingt ans, sur le lieu du bureau de recrutement le plus proche du domicile. A ce stade, nous pensons que Gilbert vit encore à proximité de Soissons et faisons des recherches dans ce sens mais nous faisons choux blanc. En fait, Wiart est à Paris et vit avec sa mère, et certainement sa grand-mère, rue Lacharrière dans le 11ème arrondissement. C’est ce que nous apprend la fiche matricule du soldat que nous trouvons, finalement, numérisée sur le site des archives de la ville de Paris. Elle précise un père « disparu » (1ère particularité en cohérence avec la mention des destinataires de la lettre de 1915 citée plus haut). Gilbert fait ses armes au 29ème régiment d’artillerie de campagne en tant que canonnier. Le service militaire dure alors deux ans. A l’issue de cette période, Gilbert Wiart est réserviste. En 1912, il est appelé pour un mois d’exercice obligatoire au 39ème RAC. Cette unité sera celle de son affectation lors de son incorporation dès le 3 août 1914 en tant que brigadier (l’équivalent du caporal de l’infanterie).

Parmi les dessins de notre inconnu, il est rare de pouvoir observer des éléments d’identification de régiment, notamment en lisant le numéro sur le col des vareuses : c’est seulement le cas pour trois dessins. Deux fois, on peut lire le numéro 34 et une fois… le 39. Voilà donc un deuxième recoupement intéressant.

Ce n’est pas encore suffisant et pour progresser vers une identification sûre, nous voulons étudier plus avant si le parcours du 39ème RAC est compatible avec les lieux portés sur les dessins aux dates écrites. L’historique du régiment va nous renseigner.

Fig. 7 – Historique des 39ème et 239ème Rég. d’Artillerie de Campagne [source gallica.bnf, Service Historique des Armées]
Les dessins nous permettent de reconstituer un parcours qui, dès 1915, se situe essentiellement en Lorraine notamment à Dieulouard (Meurthe-et-Moselle), commune citée très fréquemment jusqu’en juin 1916.  D’autres inscriptions précisent Gerbéviller, Domjevin, Fontenoy, Belleville, Mangonville qui sont tous des villages lorrains. En août 1916, Wiart est à Dugny-sous-Verdun et fin 1916 au repos en Alsace. Les dessins de 1917 donnent, à nouveau, des indications concernant la Lorraine. Mais peu de noms de lieux apparaissent pour 1918.Nos premières vérifications dans l’historique du 39ème nous révèlent un parcours éloigné de ce que nous cherchons mais nous notons qu’un groupe de batteries d’artillerie de ce régiment, formé de réservistes, rejoint dès 1914 d’autres groupes d’autres unités qui sont rattachés à la 73ème division d’infanterie qui participe, en 1915, aux durs combats du Bois-le-Prêtre. Ces soldats conservent leurs insignes et leurs numéros de régiment d’origine. En avril 1917, cette artillerie divisionnaire devient le 239ème régiment d’artillerie de campagne. Pour ce dernier régiment, l’historique qui reprend les mouvements des groupes d’artillerie concernés, semble en tout point concorder : la Lorraine comme base, le passage à Verdun, l’Alsace. Troisième rapprochement avec notre Gilbert Wiart.

Il est bon de rappeler que le groupe d’artillerie est l’unité de composition des régiments d’artillerie (qui en compte trois) et que chaque groupe peut avoir des affectations différentes et ne pas combattre ensemble. Dans un groupe d’artillerie, on trouve généralement un état-major et trois batteries. On y compte aussi de nombreuses voitures telles la voiture forge ou la voiture médicale, un médecin, un infirmier, un boucher mais aussi un vétérinaire, des bourreliers, des conducteurs pour prendre soin de plus de 500 chevaux. Les motifs dessinés par le poilu Wiart cités plus haut correspondent bien à ce que peut observer un canonnier.

Fig. 8 – Au centre la signature de 1909 sur l’acte de mariage comparée aux signatures des dessins de guerre à droite et à gauche.

En parallèle, nous investiguons sur la vie civile de Gilbert et plus précisément sur son mariage. Les archives de Paris nous apprennent le nom de sa jeune épouse : Henriette Javel qui est comptable et a le même âge que lui (22 ans). Il se marie alors qu’il effectue son service militaire à Laon. Les jeunes mariés vivent à l’adresse signalée en 1914 sur la fiche matricule Quai des Célestins dans le IVème arrondissement de Paris. Mais ce qui va nous rassurer sur notre piste, c’est la signature de Gilbert sur l’acte. Elle est très ressemblante aux signatures des dessins qui comportent son patronyme. Nous tenons, à coup sûr, notre poilu artiste.

Nous ignorons tout de la formation artistique de Gilbert Wiart. Son degré d’instruction porté sur sa fiche matricule est ‘3’, ce qui traduit un niveau d’école primaire sans brevet. Sa profession y figure également : il est ‘correcteur d’imprimerie’ (tandis qu’un fichier des électeurs de la ville de Paris indique en 1921 ‘inventeur’). Son activité de dessinateur peut être un loisir basé sur une disposition qui a pu se développer dans un cadre que nous ignorons (familial ? enseignement spécifique ?) mais il nous semble que le sens de la composition qui transparaît dans certains dessins fait douter qu’il s’agisse d’un simple amateur sans formation artistique.

Fig. 9 – Groupe de poilus assis, 19 juillet 1918

Nous avons échoué à trouver de plus amples informations sur sa vie familiale car les recherches dans les archives numérisées des recensements de la ville de Paris n’ont rien donné pour l’adresse précise que nous détenions. Nous avons, en revanche, trouvé son acte de décès daté du 27 novembre 1944. Il est décédé à l’hôpital Saint-Antoine et avait 57 ans.

Il nous faut terminer cet article par un résultat de recherche assez troublant et presque perturbant concernant Gilbert Wiart. Il nous a été fourni par un catalogue de vente récent d’une librairie allemande dans lequel sont vendus deux carnets manuscrits. Ces carnets ont été rédigés par Gilbert Wiart jusqu’en 1944 et consistent en un ensemble très important de notes sur trois cent pages, rédigées d’une petite écriture serrée,  et classées minutieusement par sujets. La libraire qui présente ces carnets écrit : « Le manuscrit révèle les caractéristiques typiques des malades mentaux comme l’écriture micrographique, l’incohérence des textes, et une obsession de vouloir établir un ordre strict dans le monde en s’efforçant d’organiser les sujets, ou les rassembler, pour créer une harmonie globale. » Les manuscrits ont été tenus au secret jusqu’en 1954 par les descendants de Wiart qui ont intitulé ces carnets « Œuvre de Gilbert Wiart. Résumé de la pensée « philosophique » de toute sa vie, accompagné de dessins – en harmonie avec chaque sujet. » Beaucoup d’inconnu demeure sur la personnalité de cet homme qui fut pendant la guerre un de ces artistes amateurs qui utilisa le dessin, si l’on en croit sa déclaration liminaire (texte du dessin de la fig. 5), pour créer un lien avec sa famille, décrire son décor et son entourage en cherchant sans doute à rassurer par une absence des bruits de la guerre. Ces dessins, aujourd’hui dispersés, essaiment chez les collectionneurs leurs bribes de témoignages en révélant à chacun d’eux leur pouvoir d’évocation et d’émotion.

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