LE THÈME DU MOMENT
L’ARMÉE D’ORIENT

« Mise en batterie de l'artillerie lourde, Monastir », 1916
Paul Jouve
Source RMN / musée de l'Armée © ADAGP, 2021
Salonique, l’Orient, c’était des mirages de mers immenses avec des bleus violents, des visions de bled, de soleil au milieu du grand inconnu de demain. […]
Adieu la pluie, les horizons gris et tristes de Lorraine que je me croyais si près de revoir. Pendant que tant d’autres vont rester immobilisés pendant des mois d’hiver dans des tranchées boueuses et sous un ciel triste, nous nous voyons débarquer déjà, au‑delà de la Méditerranée bleue, sur des rivages dont les noms ont bercé notre enfance.
HENRI SEMNOS, Armée d’Orient, 1919, cité par Francine Saint-Ramond in Les désorientés
Les objectifs sont multiples : aux Dardanelles, gagner une liaison directe avec la Russie via les détroits afin d’instaurer un couloir où pourraient circuler hommes et munitions ; en Macédoine et en Serbie, démontrer sa force dans une région balkanique encore indécise et secourir les Serbes attaqués par les Austro-hongrois et les Bulgares fin 1915. Les corps expéditionnaires engagés comprennent, aux Dardanelles, des soldats britanniques et français mais aussi australiens et néo-zélandais. A Salonique les Franco-britanniques seront rejoints par des troupes italiennes, serbes et quelques contingents russes.

Ses compositions ont la particularité de s’éloigner d’un orientalisme facile et comporte des scènes évoquant la mort et la violence. Jouve, grand artiste animalier, toujours apprécié aujourd’hui, sera, par ailleurs, fasciné par les grands buffles macédoniens.



« Débarquement à Gallipoli »
Raymond Desvarreux
Source RMN / musée de l'Armée © ADAGP, 2021
Lors de l’opération navale, six cuirassés anglais et français sont mis hors d’état dont le Bouvet qui, percutant une mine, coule en quelques minutes entraînant 640 hommes par le fond.
En avril 1915, ce sont 7 000 Anglais de l’armée des Indes, 30 000 Anzacs, 10 000 fusiliers marins britanniques et 20 000 Français (2/3 de soldats coloniaux) qui participent aux débarquements depuis 200 navires et, en août, 25 000 soldats anglais en renfort les rejoignent.

« Soldat portant un camarade mort »
Franck CrozierSource Australian War Memorial

« Vue de la plage d'Anzac Cove »
Franck CrozierSource Australian War Memorial

Tirés à vue par les batteries innombrables de la côte d'Asie, exposés en outre au tir plongeant d'Achi-Baba, citadelle d'arrêt, munie de tous les perfectionnements modernes, dont la masse puissante fermait devant nous la presqu'île de Gallipoli, quel cauchemar nous avons vécu, pendant six mois, sur les rochers du cap Hellès.
Ce qui donne à ce front la plénitude de son horreur, c'est qu'il n'eut jamais d'arrière. Ailleurs, quand on montait en ligne, on avait du moins l'espoir d'en descendre.
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Si précaires qu'aient été, en maints secteurs, les cantonnements de repos, ils existaient pourtant : ce qui suffisait à tromper toutes les impatiences. Ici, la mer nous enfermait étroitement ; nous n'avions même pas ce mince réconfort de pouvoir dormir de temps en temps, loin de la tuerie, d’un sommeil tranquille et sans danger.
Des plages de Sedd-ul-Bahr aux ravins du Kérévé Déré, tout l'espace occupé par le Corps expéditionnaire était labouré par les obus ; espace d’ailleurs si exigu, donc si encombré, que chaque projectile y devait fatalement détruire quelque chose ou tuer quelqu'un.
PAUL BRUZON
-La Grande Guerre par les combattants, 1922
La situation politique est difficile : la Grèce est neutre et, comme d’autres nations des Balkans, semble hésiter dans ses alliances. La Bulgarie, elle, a choisi de s’allier aux empires centraux et participe rapidement à une nouvelle invasion de la Serbie que l’armée de Salonique va essayer de secourir. Un nouveau front est ouvert mais l’avancée de troupes, en effectif insuffisant, mal équipées, ne permet pas d’établir une jonction avec les Serbes pris en tenailles. Les alliés battent en retraite vers Salonique où s’organise bientôt un camp retranché.

Embarquer en bateau depuis une grande cité comme Marseille ou Toulon, prendre la mer, débarquer en Orient dans une ville où tout est source d’étonnement, est pour de nombreux soldats issus des campagnes une nouvelle expérience exaltante ou effrayante.
Une fois à terre puis en route vers le camp de Zeitenlik, certains déchanteront vite : derrière les beaux bâtiments à l’européenne du front de mer avec ses cafés et ses avenues, les quartiers de la vieille ville vont révéler un tout autre visage où règnent souvent la misère et l’insalubrité.

« Camp retranché à Salonique », 1916
René Prejelan
Source RMN / musée de l'Armée © D.R
Pourtant les conditions de vie sont difficiles pour ces soldats : le froid et la chaleur extrêmes, l’éloignement de la terre natale, l’absence jusqu’en 1917 de toute permission et, surtout, les maladies telles le scorbut ou le paludisme qui font de véritables ravages.
Cartes issues de la série des 10 commandements de l’Institut Pasteur pour le soldat de l’armée d’Orient
ILLUSTRATIONS DE JOURNAUX DE TRANCHEES D’ORIENT
En 1917, le journal des tranchées La Bourguignotte, organe du 227è de ligne affiche en pleine page pour son premier numéro en Orient ce dessin évocateur inspiré par les nombreux phantasmes des soldats à propos des contrées orientales. Le texte qui l’accompagne, dû à Albert Muhlemann fondateur du canard, sergent, artiste, peintre et par ailleurs professeur de dessin, est à la hauteur de la déception ressentie et se déploie sur deux pages illustrées par ses propres dessins (lire l’article sur le site de La contemporaine).
Extraits d’autres journaux : de gauche à droite, illustrations de D’un piton à l’autre (dessinateur anonyme) et Bavons dans l’ paprika (Cel le gaucher)

Le coup d’œil sur Salonique est tout simplement merveilleux.
Sous la lumière dorée de l'Orient, la ville s'étage toute blanche, sur des collines arides, s'allonge en un long ruban immaculé que viennent baigner les flots éternellement azurés de la rade.
Des bouquets de pins très verts mettent une note violente dans cette nappe d'un blanc cru, que dominent d'innombrables minarets, et que couronne la vieille forteresse de l'époque vénitienne.
(...) Quelle stupéfaction en arrivant à terre ! Les quais grouillent de gens de toutes les races, toutes les langues se croisent. L'opulence cotoie la sordidité, et partout c'est un encombrement de matériel et de vivres qu'une armée d'ouvriers est occupée à décharger et à transporter.
OMAR POTARD, Carnets
& Entre découverte de l'altérité et définition de soi, Frédéric Rousseau, in Cahiers de la Méditerranée no 81 (La Grande Guerre en Méditerranée), déc. 2010
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25 mai 1916 — La température est très chaude. Il y a une avalanche de mouches et de moustiques ; ces derniers semblent avoir une préférence marquée pour les hommes de garde. Cette nuit, étant de faction, j'ai été littéralement dévoré (...)
18 juin 1916 — Les environs de Salonique sont très animés. Il y a de très grands camps, et des lignes de chemin de fer qui les traversent. J'espère que l'on va nous laisser tranquilles cette nuit car nous commençons à être éreintés. De notre cantonnement, nous apercevons la rade garnie de cuirassés.
24 juin 1916 — J'ai fait hier soir dans la soirée une promenade dans le camp. Que d'installations ! Que de maisons ! Que de jardins ! (...) J'estime que dans le seul camp de Zeitenlick, il y a au moins 25 000 hommes. Les anglais de leur côté, en ont bien le double dans leur camp.
25 juin 1916 — Je suis allé me promener à Salonique (...) Une promenade sur les quais conduit à la Tour Blanche qui est le rendez-vous chic de tous les Saloniciens et Saloniciennes, des Grecs, des Turcs et des israélites. Tous y rivalisent d'élégance. Dans cette ville, on peut se procurer tout les plaisirs, tout le luxe de l'Orient, alors qu'à 20 kilomètres plus loin, on se trouve en pleine brousse et réduit à l'état sauvage.
Gaston-Louis GIGUEL,
-Journal

Fernand Courby - Incendie de Salonique
18 août 1917 — A 2 heures de l'après-midi, une épaisse fumée s'élève à l'horizon vers Salonique ; elle augmente rapidement en volume et, pendant la nuit, une lueur rouge embrase tout le ciel. Salonique brûle. Tout le quartier commerçant, industriel, les quais avec leurs hôtels, leurs cafés, toute la ville comprise entre le Q.G., la Tour Blanche, les quais, la rue Egnatia, la rue Venizelos, jusqu'au pied de la colline turque, flambe.
Le feu se répand pendant toute la nuit, activé par un vent violent.
19 août 1917 — (...) Tout le Salonique commerçant n'est plus qu'un tas de ruines ; des soldats alliés patrouillent en ville pour empêcher les vols et les pillages ; de 60 000 à 80 000 personnes, sans abris, sont campées dans les cimetières turcs qui entourent la cité ; des familles entières sont réunies autour de quelques objets, sauvés à la hâte : literie, ameublement, coffres, tapis.
René MINGOT,
-Carnets
Alméry Lobel-Riche est présent sur le front d’Orient en 1915 et 1916 où il réalise des peintures, aquarelles et dessins prenant pour motif les environs de Salonique, le front tenu contre les bulgares et les soldats serbes. Formé à Montpellier et à Paris, le peintre et graveur, âgé de trente-quatre ans au début de la guerre, est un artiste prolifique qui a illustré avant le conflit de nombreuses œuvres littéraires. Malade vers la fin du conflit, il se soignera au Maroc où il restera jusqu’en 1919. Il publie en 1917 En Macédoine, une série de douze lithographies qui prend pour sujet la population locale en s’éloignant de toute représentation de la guerre.

« Patrouille française en position d'observation sur le Vardar, Serbie, 1916 »
Alméry Lobel-RicheSource RMN / musée de l'Armée © ADAGP, 2021
Nous demeurâmes là, en attente, tandis que nos unités se repliaient, chacune se frayant un passage. Nous étions blottis dans la plaine marécageuse dont les milliers de flaques brillaient comme des flaques de sang, ainsi que tout le Vardar, du nord au sud (…).
L’ennemi s’était arrêté dans sa poursuite, mais il prolongeait sa force dans l’ombre envahissante, nous cherchant avec sa haine et ses balles. Les prisonniers nous avaient bien dit que trois régiments bulgares étaient placés sur le chemin que nous devions parcourir jusqu’à la frontière, tendant sur nos flancs les filets d’une suprême embuscade.
RICCIOTTO CANUDO, Combats d’Orient, 1917 (épisode de la retraite de Serbie)
LE POÈME DU MOMENT
SUR LES DEFENSES DU VARDAR
Un point. Un point obscur entre deux univers.
Suis-je autre chose ici ? Sommes-nous autre chose ?
Deux univers. L’ancien, là-bas, vers la mer.
L’autre, ici. Devant nous, la montagne qu’arrose
Avec ses sifflements de haute raillerie
Sur tous, l’Artillerie.
La montagne. Laquelle ? A qui est-elle ? Seuls,
Nous sommes là. Les Turcs, les Serbes, les Bulgares,
Qu’est-ce ? Et puis, que sont les tristes filleuls
Des Phéniciens : les Grecs ? Nous allumons les phares
Majeurs de notre espoir véhément. Mais pour qui,
Pour quoi, l’on meurt ici ?
Derrière nous, la mer. Notre mer. Souvenir.
La lumière liquide et lointaine du monde.
L’immuable passé, l’immuable avenir
Que l’immuable échange humain parcourt et sonde.
La mer : vision de myriades de mains
Fauchant les lendemains.
L’Olympe ! Qu’est-ce ? Et ces Églises, leurs enclos,
Où fermentent des morts inconnus ! Et ces crêtes
Nerveuses du Vardar ! Mais de quel fatal flot
Sommes-nous ici les grandes lames secrètes ?
Lames de sang, où bout neuve, fière, sereine,
Quelle parole humaine ?
RICCIOTTO CANUDO (1877-1923)
Sur les défenses du Vardar, extrait du recueil Le poème du Vardar suivi de La sonate à Salonique, éd. La renaissance du livre, 1923
Ricciotto Canudo, italien, poète, homme d’action s’installe à Paris dans sa jeunesse. Défenseur de l’esthétisme dans l’Art, il se passionne pour la musique, écrit poèmes et romans et dès 1911 écrit sur le cinématographe en tant qu’art nouveau. A la déclaration de guerre, ce francophile ardent appelle les étrangers vivants en France à s’engager. Comme son ami Blaise Cendrars, il rejoint la Légion étrangère et devient rapidement capitaine. Combattant en 1914 en Argonne, il participe en 1915 au débarquement des Dardanelles et encadre des troupes coloniales lors des opérations engagées depuis Salonique. Blessé à plusieurs reprises, il obtient trois citations, la médaille d’argent de la valeur d’Italie et la Légion d’honneur. Il meurt de la suite de ses blessures en 1923.
PORTFOLIO
TOUS LES DESSINS
Les œuvres rassemblées sur ce site sont des dessins réalisés par des artistes contemporains de la Grande Guerre qui furent pour certains également combattants.
Ces dessins sont accompagnés de textes de journaux de tranchées, de témoignages écrits d’anciens soldats ou d’extraits d’oeuvres littéraires traitant du conflit.
Le site présente environ 80 dessins.
Ils ont été regroupés en galeries thématiques illustrant la vie des soldats durant la guerre : la tranchée, le répit, le feu, la route, la mort … continuer à lire l’intro

« Nid de blessés », 1917
Source gallica.bnf.fr / BnF
L’AUTRE GUERRE DE STENLEIN
EAUX-FORTES DE 1917
En 1917, Steinlen qui produit depuis le début du conflit de nombreux dessins, diffusés notamment en lithographies à grand tirage, prépare une exposition consacrée à ses dessins de guerre à la galerie La Boëtie à Paris. A côté d’une production d’affiches, de peintures et de dessins mettant souvent en scène des personnages démunis, militaires ou civils, Steinlen présente un ensemble d’eaux-fortes représentant des soldats sur le champ de bataille. Dans ces scènes souvent poignantes, les combattants semblent effarés, exténués, abasourdis par la brutalité de la guerre. La multitude de personnages blessés et souffrants crée un profond malaise. Les soldats ne sont pas représentés dans l’action de la guerre, les armes à la main, mais après la violence ; lorsque le secours est attendu et que la détresse et la souffrance l’emportent.
L’utilisation de la gravure à l’eau-forte et de l’aquatinte permet un rendu crépusculaire où un réseau abrupt de lignes dessinent les différents degrés de l’horreur. A l’époque de la genèse de ces dessins, Steinlen n’est pas encore parti en mission aux armées. Il est peu probable que l’artiste compose là des scènes observées. L’époque est à une description plus réaliste de la guerre comme celle présentée dans le roman Le feu de Barbusse exactement contemporain…
DES RESSOURCES
INVENTAIRE, mise à jour
En 2017, la Grande Guerre en dessins a proposé sur une page dédiée un inventaire des ressources en ligne permettant d’identifier et de visualiser sur internet un grand nombre d’œuvres graphiques de la période 1914-1918. Cet inventaire vient d’être corrigé de ses liens cassés résultant de changements d’adresse web de certains moteurs ou sites référencés.
A titre d’exemples, depuis 2017, La BDIC est devenue La contemporaine et a révisé ses adresses web, Europeana a revu l’organisation de ses collections et propose un nouveau site, les résultats de recherches sur les bases “Joconde” et “Mémoire” sont présentés dans un nouveau portail intitulé PoP pour Plateforme ouverte du Patrimoine etc.
On compte hélas aussi quelques sites intéressants qui ont totalement disparu comme le site de la Mission Centenaire archivé par la BnF, le site dédié à la collection Diors du conseil départemental de la Meuse ou le site personnel qui présentait de nombreux dessins d’André Romand. La liste de ces sites est rappelée à la fin de l’inventaire.
Une version enrichie de nouveaux éléments est en préparation et sera en ligne prochainement.
LES ESTAMPES DU SITE MEMOIRE DES HOMMES
550 ESTAMPES DE GUERRE
Le site Mémoire des Hommes, le portail culturel du ministère des armées, présente depuis fin 2020 un ensemble de 550 estampes provenant du fonds du musée de l’Armée. La numérisation a été réalisée avec soin et les œuvres peuvent être consultées en haute résolution en utilisant la visionneuse du site.
A partir d’un tableau de tous les artistes ordonnés suivant le nombre de leurs œuvres dans ce fonds numérique, cet article s’arrête sur les ensembles d’estampes qui nous ont semblé être les plus notables.
De la série Le soldat français pendant la guerre de Georges Scott, artiste représentatif d’un art graphique militaire traditionnel — n’excluant pas l’émotion — aux dessins dénonciateurs de Jean Veber, c’est un parcours marqué par des styles, des inspirations et des techniques bien différents qui est proposé.
Quelle chance de pouvoir découvrir les rares lithographies de Rémi Peignot tué à 27 ans en 1915 comme de contempler les eaux-fortes exceptionnelles d’Auguste Brouet ou de Claudius Denis en observant, grâce à la haute résolution, les nombreux détails révélateurs du savoir faire de ces graveurs.