tete_article_soldats_blesses_valentine_rau_2_S

Soldats blessés : Valentine Rau et quelques autres artistes

À l’occasion de la parution du premier ouvrage consacré aux dessins de guerre de Valentine Rau1, nous reproduisons ci-dessous une version adaptée de l’article représentant notre contribution à cette publication.

Valentine Rau est née en 1883 à Paris. Nous ne savons que peu de choses sur sa formation artistique mais des documents nous révèlent qu’elle travailla comme décoratrice au théâtre du Vieux Colombier avant la guerre.

L’ouvrage (en italien) consacré à Valentine Rau comprend 97 dessins de l’artiste.

Au début de 1915, elle est infirmière bénévole à l’hôpital Corbineau à Châlons-en-Champagne (Châlons-sur-Marne à l’époque). Cet établissement  soigne les soldats en provenance du front situé à proximité où se déroule  la première bataille de Champagne. En quelques semaines, Valentine Rau, qui signe ses dessins « Val-Rau », dresse de nombreux portraits de soldats blessés.  La plupart sont alités et l’artiste adopte le plus souvent un cadre resserré sur son motif. Quelques dessins présentent un point de vue plus large sur le lit ou le dortoir mais son art reste attaché à la captation des visages. Utilisant des supports ordinaires et de simples crayons de couleurs, elle trace en quelques traits des expressions qui révèlent la souffrance et la stupeur vécues à la guerre.

La majeure partie des dessins présentés dans l’ouvrage a été rassemblée par Carol Morganti et Dario Malini de l’association Arte nella Grande Guerra. L’autre partie, en notre possession, est issue de la succession de M. Patrice Warin qui a fait l’objet d’une vente aux enchères en 2021. M. Warin, collectionneur de pièces d’art des tranchées, a écrit un article consacré à Valentine Rau intitulé Une dessinatrice dans la guerre : Val-Rau ou la fin d’un mystère (Magazine 14-18, no 92, février 2021) où il tentait de retracer le parcours de l’artiste et se questionnait sur les événements qui avaient pu mener cet ensemble de dessins à être dispersé.

Le total rassemblé comprend une centaine de dessins réalisés d’avril à juin 1915.

L’ouvrage souligne la démarche intentionnelle de Rau d’utiliser son art comme moyen de transcrire, de transmettre et de donner du sens aux souffrances auxquelles elle est confrontée. Peut-être grâce à sa participation au renouvellement de l’art théâtral mené par Jacques Copeau au Vieux-Colombier, elle a appris à concentrer son art sur l’essentiel. Ses portraits sont sans fioritures, sans effets. Ils tentent la représentation de ce qui ne se voit, alors, que trop rarement dans les œuvres produites à l’époque : l’intériorité du soldat qui a vu la guerre, en a souffert, va peut-être mourir demain.

L’article intitulé Militaires blessés dans les dessins des autres artistes de la Grande Guerre rapproche le travail de Valentine Rau à des œuvres d’autres artistes féminines qui ont représenté aussi des soldats soignés en hôpitaux militaires. Certaines étaient présentes dans les lieux, en tant qu’infirmières bénévoles, d’autres simples visiteuses. Certains dessins ont été réalisés sur place et datés, d’autres sont le fruit de compositions plus tardives.

Article

Parmi tous les dessins réalisés par Valentine Rau durant son séjour à l’hôpital Corbineau, nous nous intéressons à ceux qui forment la plus grande partie de cet ensemble : les portraits de soldats. A la suite, nous tentons de comparer ces dessins avec d’autres témoignages graphiques d’infirmières bénévoles ou d’artistes féminines ayant pris pour sujets des blessés en hôpitaux.

Val-Rau
Fig. 1 Val-Rau, Sans titre
Fig. 2 Val-Rau, Sans titre
Fig. 3 Val-Rau, Corbineau, le 2 juin 1915

Devant les nombreux visages de blessés dessinés par Valentine Rau, on se demande ce qui a pu pousser l’infirmière à consacrer une partie sans doute significative de son temps libre à représenter ces hommes échappés pour un temps de la fureur de la guerre. A travers la justesse du trait, on perçoit la compassion de « l’ange blanc » et une volonté de montrer les épreuves traversées par ces soldats pour, sans doute, en garder la mémoire.

Ces hommes, dont certains semblent très jeunes, sont souvent calmes et endormis (fig. 1) ou en proie à une souffrance évidente (fig. 2). On imagine quel choc a pu être, pour cette infirmière bénévole, le spectacle des chairs meurtries et des souffrances endurées ; et combien a dû peser le sentiment de responsabilité face à la nécessité de soigner, de réconforter et d’apaiser. Grâce à ces soins quotidiens, une relation de confiance s’est installée, une proximité, qui ont permis la réalisation de ces dessins. Le regardé expose son être entier de convalescent, immobile et vulnérable, habitué au regard de la soignante, l’infirmière prolonge ses gestes apaisants par la pratique de son art, crayons de couleurs en main. De ce rapprochement entre l’expérience combattante et l’expérience soignante naissent ces portraits dans lesquels l’infirmière révèle une part intime de ses modèles qui nous les rend si proches.

Fig. 4 Val-Rau, Bronde, Corbineau, le 4 juin 1915
Fig. 5 Val-Rau, Corbineau, le 5 juin 1915
Olga Bing (les liens sur les images envoient vers la bibliothèque numérique Gallica/BnF)
Fig. 6, Olga Bing Les convalescents
Fig. 7, Olga Bing Les premiers pas

Olga Bing est une jeune femme peintre2 qui fut volontaire en hôpital durant la guerre et qui publia en 1917 un recueil de dessins présentant en vingt-cinq planches Les gestes d’infirmières3 qu’elle observa et pratiqua elle-même4. Ce recueil à la diffusion très restreinte (dix exemplaires de luxe) bénéficia d’une préface du critique d’art Louis Vauxcelles et fut vendu au profit de l’association La Fraternité des Artistes présidée par le peintre Léon Bonnat.

Avec cet album de croquis, l’expression de la compassion envers les soldats blessés que  semblait nous transmettre Valentine Rau laisse la place à une admiration pour les soignantes dévouées à leurs malades. Les gestes d’infirmières dont il est question sont présentés dans des scènes dont certaines sont proches de ce qu’il est courant de voir dans les revues et cartes postales de l’époque : réconfort au malade (fig. 6), soutien lors des premiers pas (fig. 7) mais ces représentations restent minoritaires car ce qui intéresse Olga Bing c’est de montrer des gestes rarement visibles en dehors des murs de l’hôpital comme ces soins sur un genou infecté (fig. 5), la pose d’un  « bonnet » (un pansement) sur la tête (planche 14 sur Gallica) ou même un trivial savonnage des tables (planche 24 sur Gallica).

Fig. 8, Olga Bing
Plaie du genou

Les blessés chez Olga Bing sont dessinés de quelques traits formant un dessin naïf. On pourrait croire, en manquant d’attention, que ce style très épuré ainsi que le parti pris de se concentrer sur la pratique des soins rendent la représentation des individualités absente ou secondaire. En observant attentivement les visages, il s’avère que leurs caractères apparaissent bien et que l’on retrouve les mêmes personnages d’un dessin à l’autre (fig. 6 et 7 par exemple ; c’est le cas aussi avec le blessé très jeune de la fig. 8 qui réapparaît dans d’autres planches).

Dans certaines images, seule compte la technicité des gestes comme dans ce Pansement difficile (fig. 9) où seules apparaissent les jambes du blessé pour souligner la concentration particulière des infirmières.

Soins, pansements, pose de ventouses, piqûres, lavage des pieds, toilette sont montrés avec un grand souci de réalisme loin de l’iconographie conventionnelle.

L’ensemble de ces planches traite donc de sujets éloignés de ce qu’a représenté Valentine Rau. Cette dernière a, elle aussi, représenté des infirmières mais ce sont les attitudes et les portraits allant parfois vers la caricature qui l’intéressaient. Rarement les dessins de Rau, comme ceux d’Olga Bing, mettent en présence infirmières et blessés ensemble dans des scènes de soins5. Dans certaines planches d’Olga Bing, on perçoit, comme chez Rau, l’expression d’une grande détresse dans le visage de ses blessés. Mais nous sommes loin de la force des portraits de l’ancienne décoratrice. On peut tout de même regarder attentivement les visages de blessés dessinés par Olga Bing dans Bandage des bras (planche 12 sur Gallica), Bonnet de la tête (planche 14 sur Gallica) ou encore recevoir avec compassion ce regard lancé vers le spectateur dans Le goûter (fig. 10).

Fig. 9, Olga Bing Pansement difficile
Fig. 10, Olga Bing Le goûter

Rosine Cahen

Fig. 11, Rosine Cahen
Capitaine Leboeuf

Plus âgée6, Rosine Cahen est aussi une artiste plus accomplie. Elle a pu dessiner de grands blessés soignés et rééduqués en hôpitaux militaires à Paris7.

La plupart des dessins que nous avons examinés ont été réalisés fin 1918 et début 1919. On y retrouve des constantes : situation fréquente de l’artiste assise au pied du lit du blessé, cadre resserré sur le lit où se trouve le personnage allongé, point de vue en légère plongée, couleurs chaudes obtenues au pastel, rehauts de blanc à la craie, le tout créant une atmosphère de douceur et de chaleur qui contraste avec la violence évoquée par les amputations ou les blessures.

Avec une grande pudeur, Rosine Cahen ne met pas en avant les membres blessés ou manquants. Le regard du spectateur est d’abord attiré par l’expression des soldats, les gestes liés à leur activité et parfois aussi par des détails qu’elle souligne, par contraste, avec des couleurs plus vives que le reste de la composition.

Fig. 12, Rosine Cahen
Capitaine Fermier

C’est le cas notamment avec le dessin du capitaine Le Bœuf8 (fig. 11) dont l’expression pleine de douceur et le timide sourire apparaissent tout d’abord. Relevé pour mieux examiner le journal, il est amusé peut-être par sa lecture et pourtant, plus que le papier qui semble se fondre avec le fond du dessin, ce sont les béquilles adossées au mur et les doigts blessés de l’officier qui retiennent le regard. Cahen a utilisé le fusain et la craie pour mettre ces éléments en valeur. Inévitablement, ensuite, le moignon pansé révèle sa présence, la couverture bleue adoucissant un peu le sentiment ressenti à la vue de l’amputation.

Des accessoires colorés apparaissent aussi dans le dessin représentant le caporal Fermier du 35ème régiment d’infanterie.  On y voit, en effet, une croix de guerre (fig. 12) portée sur la chemise et un chausson vert qui délimite la jambe en extension du soldat.

Fig. 13, Valentine Rau, qui choisit un positionnement approchant celui utilisé par Rosine Cahen

Les dessins aboutis de Rosine Cahen ne ressemblent guère aux croquis de Valentine Rau. Certains soldats semblent y prendre la pose, concentrés sur leurs activités, la composition et le cadre sont plus travaillés et le choix répété du positionnement de l’artiste instaure une distance physique relative avec les soldats que l’on trouve plus rarement chez Valentine Rau (c’est parfois le cas comme dans la fig. 13). Cela révèle un rapport différent entre chaque artiste et ses sujets. Valentine Rau dessine les soldats qu’elle soigne au quotidien, Rosine Cahen compose des scènes pleines de retenue en « visitant » les hôpitaux parisiens. À la spontanéité du trait du croquis et de l’étude, chez Rau, qui se concentrent souvent sur les expressions intimes des soldats, correspond chez Cahen un dessin — possiblement retravaillé en atelier — utilisant souvent le fusain et le pastel pour créer une atmosphère qui semble atténuer ce qui est montré. Les expressions des soldats montrent peu de souffrance ou de malaises. Les membres amputés ou immobilisés y sont révélés sans que l’artiste paraisse vouloir les mettre en avant. Elle exprime une empathie évidente et montre le courage de ces combattants diminués.

Jeanne Thil

Fig. 14, Jeanne Thil
couverture de Aux ambulances

Jeanne Thil appartient à la même génération que Valentine Rau et Olga Bing. Avant le conflit, elle expose déjà notamment au Salon des Artistes Français dont elle devient sociétaire9. Durant le conflit, elle publie un ensemble de six reproductions d’aquarelles intitulé Aux ambulances 1917-1918.

Contrairement aux trois artistes précédentes, ses sujets nous amènent à quitter parfois les murs de l’hôpital (ou de l’ambulance du titre qui est un hôpital de campagne). Mais comme avec Olga Bing, il ne s’agit pas de portraits de soldats mais de scènes composées sans doute sur la base d’observations faites. Son recueil choisit des instantanés de la vie des combattants blessés correspondant à des événements du quotidien :  la convalescence est illustrée par le motif de l’infirmière soutenant le blessé dans son effort à marcher (fig. 17) (sans aucun doute un des motifs les plus représentés lorsque soldat et infirmière sont associés – voir par exemple le dessin d’Olga Bing présenté figure 4) et par ce Bain au soleil (fig. 15), sujet plus rare, qui se présente comme une scène de groupe centrée sur une infirmière qui capte l’attention de son auditoire par sa lecture des nouvelles.

Fig. 15, Jeanne Thil
Bain au soleil

Un autre instant de détente est celui représenté dans cette belle aquarelle intitulée Le moral est toujours bon (fig. 16). Une scène que l’on peut rapprocher des dessins réalisés par Valentine Rau à l’occasion d’un concert donné à l’hôpital Corbineau et qui met en scène comme ici une forme de plaisir collectif autour de la musique.

On peut noter la belle dynamique de la scène de danse décrite par Jeanne Thil. Toutes les compositions présentes dans Aux ambulances favorisent les groupes de personnages. On y remarque souvent une distribution sur plusieurs plans qui lui permet d’instaurer une forme de continuité dans l’action décrite (Arrivée à l’ambulance) avec parfois une opposition nuancée (le blessé s’essayant à la marche au premier plan alors que derrière lui un soldat amputé le regarde et derrière encore un soldat alité est soigné par le personnel de l’hôpital dans Convalescence, fig.17).

Fig. 16, Jeanne Thil
Le moral est toujours bon
Fig. 17 Jeanne Thil
Convalescence

La vigueur du trait, la maîtrise de la composition, le travail des couleurs, notamment sur les uniformes, servent le regard ému de l’artiste sur ces soldats abîmés. Le caractère poignant de la scène intitulée Décoration d’un grand blessé (fig. 18) est suscité par les visages éplorés des personnages tel l’officier debout au centre ou les infirmières semblant très touchées en opposition avec la sérénité qui se dégage du visage du soldat allongé.

Fig. 18, Jeanne Thil
Décoration d’un grand blessé

Une volonté, sans doute, d’exprimer la grandeur du sacrifice qui rejoint une iconographie plus traditionnelle. La thématique première des dessins de Jeanne Thil n’est pourtant pas de prendre une orientation patriotique mais d’exposer le quotidien d’hommes tentant de réapprendre des gestes de vie simples après avoir vécu l’expérience traumatisante de la guerre. De certaines de ses planches se dégage d’ailleurs une tension liée aux expressions des personnages. Ainsi, par exemple, en examinant attentivement Bain au soleil (fig. 15), les soldats et leurs infirmières semblent plutôt inquiets à la lecture des nouvelles. Les moments choisis par Jeanne Thil pour porter son regard sur les blessés de la guerre sont donc des instants de vie partagés empreints de sollicitude et de volonté de reconquête de la vie. Une approche différente de celle de Valentine Rau, qui s’attache plutôt à l’intériorité des combattants en utilisant le portrait.

Autres artistes femmes

D’autres artistes féminines ont consacré durant la guerre des dessins aux soldats blessés et à leurs soignantes. C’est le cas d’Olga Slom qui choisit de représenter, dans une scène de convalescence en extérieur, un échange touchant entre deux jeunes zouaves10(fig. 19). C’est le cas aussi de Suzanne Fremont11 qui, à l’instar d’Olga Bing, dessine un geste du quotidien d’infirmières au travail (fig. 20). Il ne s’agit pas d’une scène de soins mais sa simplicité même la rend tout à fait remarquable.

Fig. 19, Olga Slom
Sur un banc du boulevard à Paris
Fig. 20, Suzanne Frémont
Deux infirmières enroulant une bande de pansement

Quelques peintres de blessés au masculin

Certains artistes masculins ont pris pour sujets les blessés de guerre en hôpital avec une approche souvent différente des artistes féminines qui ont été mentionnées. C’est le cas de Charles Jouas et d’Henri Gervex. A contrario, le travail de Gaston Balande présente des scènes proches de celles qu’Olga Bing a illustrées et les portraits d’Arthur E. Guillez dévoilent une sensibilité assez analogue à celle de Valentine Rau.

Charles Jouas12 a cinquante ans lorsqu’il réalise un ensemble de dessins au fusain représentant des blessés soignés à l’hôpital militaire du Grand Palais13. Ces scènes présentent, entre autres, des équipements de mécanothérapie et d’hydrothérapie permettant une forme d’innovation dans la rééducation des blessés. Le point de vue choisi par l’artiste lui permet souvent de mettre à distance les sujets représentés. D’autres dessins montrent le personnel soignant en intervention. Ces œuvres d’un registre documentaire sont à prendre en compte avec d’autres œuvres parmi lesquelles des portraits non dénués d’empathie pour les combattants14.

Fig. 21, Henri Gervex
L’ambulance de la gare de Poitiers

Henri Gervex15 a multiplié les représentations des infirmières durant la guerre. Chez cet artiste, comme pour tant d’autres artistes masculins, les attraits physiques des soignantes ont leur importance… C’est notamment le cas dans les scènes reproduites dans les pages des revues à grand tirage de la période du conflit. Certaines de ces scènes sont cependant assez réalistes. Elles multiplient les personnages pour créer une atmosphère d’effervescence comme dans L’ambulance de la gare de Poitiers (fig. 21) parue dans l’Illustration en 1915 ou Le premier pansement paru dans La guerre documentée 1914-1915 (no 2). Les blessés représentés viennent d’être évacués, uniformes entachés, blessures apparentes.

Gaston Balande16est l’auteur d’une belle série d’eaux-fortes au rendu rembranesque. A l’instar d’Olga Bing, Balande compose les planches de sa série comme autant d’événements dans le parcours du blessé : Débarquement du train sanitaire, Transport des blessés par auto, Arrivée à l’hôpital etc. Ses compositions en plongée montrent parfois les infirmières au travail comme dans son lavage des pieds (une scène semblable est représentée en planche 9 du recueil d’Olga Bing).

Arthur E. Guillez17 appartient à une catégorie d’artistes à part : ceux qui ont eux-mêmes été blessés et ont tenté de représenter ce traumatisme vécu à travers leurs œuvres. Mais ce jeune graveur en première ligne dès le début de la guerre est mort au combat en 1916. Aucune œuvre n’est donc là pour témoigner de la façon dont son art aurait pu être influencé par cette expérience comme on peut l’observer chez d’autres artistes survivants (Luc-Albert Moreau ou Jean-Julien Lemordant, par exemple) qui, après-guerre, ont créé des œuvres ténébreuses et souvent poignantes. Guillez fait deux passages en hôpitaux en 1915. Blessé lui-même, il dessine quelques-uns de ses compagnons d’infortune. Bien que Guillez fasse le choix, comme Valentine Rau, de portraits rapprochés en utilisant parfois la couleur, son but est différent. Il cherche avant tout la ressemblance du sujet et sa technique de graveur minutieux l’oriente vers un rendu réaliste. Guillez s’éloigne du croquis, que Rau utilise pour créer un ensemble d’œuvres plus abruptes, symboliques et universelles. Mais l’analogie est bien présente dans les sujets choisis et le sentiment ressenti face à ces visages. Parmi les deux soldats représentés ci-dessous, celui de droite a les yeux fermés (fig. 21) : abandon de quelques instants, sommeil, souffrance supportée… Les portraits intimes des blessés de Guillez évoquent la douleur des expériences vécues. Comme Valentine Rau son regard est compatissant, ému et bienveillant.

Fig. 22, Arthur E. Guillez
Un typhique
Fig. 23, Arthur E. Guillez
L’homme à la tête pointue
Fig.24, Olga Bing
Le canard
Sur la représentation des blessés par les femmes artistes

Ce parcours succinct nous permet d’observer des œuvres qui témoignent d’expériences différentes de femmes artistes en guerre. Celles qui furent infirmières bénévoles et qui ont pris une part active aux soins et au réconfort des blessés ont parfois voulu mettre en avant le rôle qu’elles ont joué alors que d’autres se sont tournées vers leurs patients, représentant avec une acuité particulière les douleurs ou l’apaisement de ces soldats échappés pour quelques temps des combats.

Olga Bing fut l’une d’elle. Elle décrit avec précision des gestes nécessaires, sauveurs et réconfortants. Elle suggère parfois la mère de substitution qu’elle a pu être auprès des soldats les plus jeunes (fig. 24, Le canard). Ses blessés sont démunis — souvent alités et dociles entre les mains d’une ou plusieurs infirmières. Elle les représente parfois dénudés et cette intimité exposée semble révéler aussi une part d’abandon et d’abattement. Son trait lisible provoque une adhésion immédiate aux scènes qu’elle représente.

Jeanne Thil propose une série de dessins qui forment un récit. La convalescence est son sujet. Elle montre peu de soins mais des scènes de vie et de renaissance : un blessé soutenu marche avec sa jambe malade, des blessés prennent un bain de soleil, des combattants soignés, de toutes origines, oublient quelques instants leur condition en dansant. On suppose que Jeanne Thil a été témoin de ces scènes en occupant un rôle de bénévole18. Sensible aux misères provoquées par la guerre — elle en fera le fil conducteur d’une série de dessins parus dans la revue La guerre documentée — elle représente dans Aux ambulances une suite de scènes où les personnages, souvent nombreux, semblent interagir pour trouver aide, soutien et compréhension.

Nous ignorons si, à l’instar de ces deux femmes artistes, Rosine Cahen eut un rôle actif en tant que soignante durant le conflit. Mais ses dessins montrent avec quelle attention elle regarde ses sujets et sa compassion pour eux. Elle se concentre sur la condition d’hommes diminués de ces blessés représentés souvent seuls. Le point de vue qu’elle adopte lui permet de trouver l’équilibre qu’elle recherche, sans doute, entre une proximité réelle aux abords de l’intime et une mise à distance lui permettant de conserver une forme de discrétion et de pudeur.

L’expression artistique rendant compte de l’expérience soignante ou de sa confrontation avec le soldat blessé chez les artistes féminines semble chercher le chemin de la vérité. Vérité des pratiques, des soins, des blessures, des souffrances. Ces œuvres n’ont pas pour vocation d’adopter un point de vue documentaire. L’expérience soignante est souvent ressentie avec une sensibilité qui entre en résonnance avec l’expérience combattante des sujets. Lorsque Valentine Rau resserre ses portraits au plus près des blessés, elle va souvent à l’essentiel : quelques traits, un visage, des yeux parfois ouverts, parfois fermés et souvent une expression qui nous montre la vulnérabilité et nous rapproche intimement de l’âme de ces soldats. Ces visages s’offrent alors à nous comme des symboles de souffrance. La volonté de respecter l’expérience combattante des sujets est présente chez toutes les femmes artistes. Elle s’exprime différemment mais toujours avec une grande humanité et beaucoup de compassion.

NOTES

1. Valentine Rau, un’artista infermiera nella Grande Guerra, Laurent Chassaing , Dario Malini , Carol Morganti, Rhinoceros Edizioni, 2022

2. Ce recueil peut être consulté intégralement sur le site Gallica de la BnF : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b85945334

3. « C’est en vivant au milieu des blessés dans les hôpitaux, où elle aidait volontairement les infirmières, dont elle pouvait ainsi apprécier tout l’admirable dévouement, qu’Olga Bing a conçu l’idée de son œuvre », critique de Gestes d’infirmières dans le New York Herald, édition européenne, 11 mars 1917

4. Olga Bing est née en 1887, elle a donc 29 ans en 1916 alors qu’elle est bénévole. Très peu d’informations biographiques sont disponibles sur elle.

5. On trouve parmi les dessins de Val-Rau plusieurs scènes mettant en présence médecins et blessés.

6. Rosine Cahen a 61 ans en 1918. Elle se forme à Paris et expose dès 1884. Elle a, avant la guerre, une activité importante consacrée à la lithographie et la gravure. Ses dessins de blessés mêlant fusain, pastel et rehauts à la craie blanche ont été montrés, notamment à Paris, au musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme en 2019-2020. Ils proviennent pour la plupart de collections privées.

7. Rosine Cahen réalise une partie de ses dessins à Paris à l’hôpital militaire Villemin (aujourd’hui transformé en centre d’accueil pour chercheurs et artistes et ancien couvent, Xe arr.) près de la gare de l’Est et à l’hôpital Rollin, rue Trudaine, alors collège mais transformé en hôpital complémentaire dépendant de Villemin dès 1914 (aujourd’hui lycée Jacques Decour, IXe arr.).

8. Les dessins de Rosine Cahen comportent la date et le lieu d’exécution et souvent le nom du soldat représenté ainsi que la date et le lieu de sa blessure, parfois aussi son unité d’appartenance. Ces notations reprises dans notre texte ont été décryptées par nos soins. Leur exactitude n’est pas garantie.

9. Jeanne Thil est née le 18 décembre 1887 (la même année qu’Olga Bing). Elle est l’élève de Charles Fouqueray aux Beaux-Arts à Paris. Elle expose à compter de 1911 au Salon des Artistes Français. Elle reçoit durant sa carrière de nombreux prix et médailles. C’est une artiste que l’on a pu redécouvrir récemment à l’occasion de plusieurs expositions. Celle qui a eu lieu en 2020 à Calais, sa ville natale, suite au legs d’une grande partie de ses œuvres à la ville, permettait ainsi d’apprécier ses nombreux travaux liés à ses voyages en Espagne, au Maroc et en Tunisie qu’elle aimait particulièrement.

10. Olga Slom est suisse. Elle a 34 ans en 1915. Elle fréquente le Salon des Artistes Français de Paris dont elle est sociétaire (comme Jeanne Thil). Elle a déjà obtenu diverses récompenses et plusieurs commandes de l’État lorsqu’elle dessine quelques scènes de la guerre dont certaines, comme celle présentée, paraissent dans la revue La Grande Guerre par les artistes publiée par Berger-Levrault et Georges Crès.

11. Suzanne Frémont est née en 1876. Elle se forme à Paris dans les ateliers de Pierre Georges Jeanniot et Maximilien Luce. Durant la Grande Guerre, la perte de son fils l’amène à cesser un temps son art et à voyager en Orient et en Afrique. Elle est alors chargée de missions ethnographiques, fonde l’école des Beaux-Arts de Tananarive et parcourt notamment la Syrie et l’Irak. Ses peintures de paysages et ses portraits témoignent de son goût pour les pays où elle séjourne.

12. Charles Jouas, né à Paris en 1866, est un dessinateur apprécié comme illustrateur. Il produit de nombreuses œuvres sur Paris et les Pyrénées. Sa carrière est liée aux publications bibliophiles. Il illustre notamment plusieurs œuvres de Huysmans. Il réalise de nombreuses gravures et devient président de la section de gravure de la Société Nationale des Beaux-Arts.

13. Certains artistes ont participé à la constitution d’archives de guerre de l’hôpital du Grand Palais. Ce sujet est abordé dans le document en ligne 1914-1918 L’hôpital militaire du Grand Palais, dossier pédagogique no 3 du Grand Palais (https://www.grandpalais.fr/pdf/DP_GP_Grde_Guerre_2014.pdf)

14. Sont évoqués ici plusieurs dessins conservés par le Ministère de la Défense français et reproduits dans Croquis et dessins de Poilus, éd. Somogy, Paris 2002 (p. 102, 103).

15. Henri Gervex est né en 1852. Il est formé aux Beaux-Arts à Paris par Cabanel et Fromentin. Il débute au Salon en 1873. Sa peinture est académique et contemporaine de l’émergence des œuvres impressionnistes. Il est un personnage mondain, officiel et prisé dans toute l’Europe. Ses toiles comportent de nombreux nus et portraits.

16. Gaston Balande est né en 1880. C’est un artiste prolifique qui réalise de nombreux paysages remarqués. Durant la Grande Guerre, il est infirmier bénévole puis participe aux missions aux armées dès 1917. Il fut également décorateur et illustrateur.

17. Arthur Edmond Guillez est né en 1885 à Valenciennes. Élève de Bonnat, il s’oriente vers la gravure et obtient un second prix de Rome pour une œuvre en taille douce. Enrôlé dès 1914, il participe aux combats des Éparges et rejoint par la suite une section de camouflage. En avril 1916, il est atteint par un obus et meurt des suites de ses blessures. Ses œuvres sont conservées à Valenciennes et Paris et on fait l’objet de recueils publiés par la famille dès 1917.

18.La mère de l’artiste a été bénévole, elle a pu suivre son exemple (source : échange avec M. Oland, ayant-droit de l’artiste, à ce sujet)

CRÉDITS

Une vérification des droits a été faite pour les dessins reproduits. Pour quelques artistes, nos recherches nous ont mené à des demandes de contacts qui n’ont pas abouties. Merci de nous contacter si vous êtes un ayant-droit concerné.

Fig. 1, 2, 4 & 5 — Valentine Rau (1883 -1967), coll. Arte nella Grande Guerra

Fig. 6, 7, 8, 9, 10 & 24 — Olga Bing (1883 -), source gallica.bnf.fr/Bibliothèque Nationale de France

Fig. 11 & 12 — Rosine Cahen (1857 – 1933), coll. particulière, clichés artprecium.com

Fig. 3 & 13 — Valentine Rau (1883 – 1967), coll. particulière

Fig. 14, 15, 16, 17 & 18 — Jeanne Thil (1887 – 1968), coll. particulière, avec l’aimable autorisation de M. Oland

Fig. 19 — Olga Slom (1881 – 1941), coll. particulière

Fig. 20 — Suzanne Frémont (1876 – 1962), coll. La contemporaine (OR F2 000464), droits réservés

Fig. 21 — Henri Gervex (1852 – 1929), coll. particulière

Fig. 22 & 23 — Arthur Edmond Guillez (1885 – 1916), coll. particulière

Les commentaires sont fermés