Le Karst (“Carso” en italien), au nord de Trieste, est une barrière de roche qui fût le théâtre de combats sanglants entre les troupes italiennes et austro-hongroises à partir de l’établissement du front en 1915. On y vit, comme l’écrit Carlo Salsa, “des cohortes de jeunes hommes enthousiastes, ignorants, généreux, déployés contre cette muraille de pierre et de boue et ne possédant que leur fusil et leur indéfectible courage” (p. 83). Les autrichiens, eux, utilisent les avantages de la topographie : position dominante, flancs abrupts, cavités naturelles. Ils dominent les italiens qui installent en contrebas, après leur franchissement difficile de l’Isonzo, des positions de tranchées rudimentaires :
“Dès que nous eûmes franchi la vallée de l’Isonzo, ils commencèrent à nous repousser. Embuscades, tranchées provisoires, pièges, nids de mitrailleuses qui se mirent à semer la mort sur le terrain découvert. Au fur et à mesure que nous montions jusqu’aux flancs du Karst, la résistance se faisait plus tenace : nous nous heurtâmes contre les premières tranchées protégées par les barbelés. Les barbelés !” (p.83)
Désavantagés par cette configuration, les italiens vont combattre dans des conditions extrêmement difficiles. Et notamment avec une proximité quotidienne des camarades morts, abandonnés là à découvert1. L’artillerie et les mitrailleuses font jaillir des étincelles et des éclats de roche dangereux. Les soldats sont changés en statues de glaise. Et le commandement “est cramponné aux leçons de tactique que leur serinent leurs manuels; ils sont repus de souvenirs garibaldiens, où la guerre se fait en chantant au son des fanfares et tous drapeaux devant !” (p.87).
En 1915, Carlo Salsa a 22 ans. Quand l’Italie entre en guerre, en mai, cela fait presque un an que le canon gronde en Europe. Aussi le jeune sous-lieutenant a peu d’illusions : “Autrefois, quand les hommes partaient à la guerre, c’était un spectacle d’exception; ils étaient considérés comme des héros. Aujourd’hui, le spectacle d’exception est devenu une scène familière et par conséquent vulgaire.” (p. 37). Cantonnements, deuxième ligne, la progression de son régiment l’amène au mont San Michele où il rencontre la boue, les trous en guise de tranchées, les balles qui volent au moindre mouvement, la pluie (“le fossé où nous sommes ressemble à une pirogue enlisée dans un océan de boue”, p. 122).
Son récit est l’œuvre d’un écrivain qui témoigne de cette guerre singulière pour ses camarades et aussi contre l’injustice ressentie face aux embusqués, aux officiers avides de médailles, à ceux qui méprisent leurs hommes. On y trouve des épisodes de fraternisation, une évocation des exécutions2, des portraits glaçants et une dénonciation de la guerre quand aucune chance de s’en sortir n’est laissée au soldat :
“La chair humaine contre la matière brute, l’ardeur de la jeunesse contre la machine en embuscade, le courage authentique contre le piège insidieux : partout le hurlement de l’assaut fût recouvert par le froid balbutiement des mitrailleuses (…) On ne pouvait aller plus loin, sans artillerie suffisante, sans grenades, sans rien. Les commandements pourtant semblaient devenus fous. En avant ! C’est impossible” (p. 84).
C’est en 1924 que cet ouvrage parait en Italie dans un contexte où la parole de vérité de Salsa trouve peu d’écho. Le livre est republié dans les années 1980 et redécouvert par les historiens3. Et c’est seulement aujourd’hui que, nouvellement traduit, il parait en France.
La période au front s’étend de novembre 1915 jusqu’en avril 1917, au moment où Salsa est fait prisonnier par les troupes austro-hongroises. Une quarantaine de pages est consacrée à cette expérience difficile en camp d’internement. Difficile car, comme le rappelle Stéphanie Laporte dans sa préface, “gouvernement et état-major excessivement méfiants vis-à-vis des troupes depuis le début de la guerre, étaient convaincus qu’un prisonnier ne pouvait être qu’un traître ou un déserteur.” D’où une situation d’abandon total organisé qui se traduisit par de nombreux morts4; ce qui en fit un sujet tabou qui, comme le rapporte Stéphanie Laporte, alla jusqu’à ce que certains historiens considèrent comme un effacement mémoriel.
Carlo Salsa poursuivit une carrière de journaliste, poète et écrivain. Il s’éteignit en 1962. Son livre qui décrit la guerre durant les batailles de l’Isonzo est précieux car il ne cache rien de la dure réalité du combattant de l’infanterie pris au piège de ces reliefs de pierre. Un livre où passe également une empathie profonde pour ses compagnons, paysans combattants originaires de toutes les régions d’Italie.
1. Le livre présente un cahier de photos prises par Salsa représentant de nombreux corps laissés sur le terrain.
2. 750 soldats dénombrés soit plus que dans l’armée française qui comptait un effectif double
3. La Grande Guerre, versant italien de André Loez, Le Monde des livres, 11-09-2014
4. Près d’un tué sur six parmi les morts de la guerre en Italie (préface, Stéphanie Laporte)
Tranchées (Trincee. Confidenze di un fante). Traduction de l’italien, préface, chronologie et notes de Stéphanie Laporte. Les Belles Lettres, collection Mémoires de Guerre. Paris, 2015
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- / modifié le 10/01/2016