La charge moderne

LE DESSIN DE PRÈS

LA CHARGE MODERNE

MAURICE LE POITEVIN, 1915

COLL. HISTORIAL DE PÉRONNE

Quatre soldats sont dressés face au danger. Ils portent des protections contre les gaz. Derrière eux, des nuages inquiétants justifient leur équipement. Si l’on se réfère littéralement au titre de l’œuvre et que l’on observe la position du soldat équipé d’un fusil baïonnette au canon, on comprend qu’ils s’apprêtent à donner l’assaut. Mais est-ce si sûr? Le premier d’entre eux reconnaissable à son képi – peut-être le chef du groupe mais aucun grade n’est visible – mène le mouvement du groupe. Ses bras écartés peuvent tout aussi bien l’aider à se hisser pour observer ce qui lui fait face qu’indiquer à ses hommes de rester groupés et d’attendre. L’artiste a essayé de charger l’expression des corps tendus pour compenser la disparition des visages. Le thème des soldats masqués a été souvent traité dans les œuvres de la Grande Guerre : n’y-a-t-il pas plus clair symbole pour une guerre déshumanisante ?

On peut rapprocher l’œuvre de Maurice Le Poitevin de celles réalisées par ses confrères durant le conflit et traitant du même sujet1. Les dessins, estampes et peintures suivantes apparaissent ci-après :

(1) Georges Scott – Assaut avec masques à gaz (2) Maurice Mahut – Patrouille d’hommes, Becordel avril 1915

(3) François Flameng – Soldats allemands avec masques à gaz et cuirasses de guetteurs (4) Georges Bruyer – Les Gaz

(5) Xavier Josso – Les poissons d’avril © musée de la Grande Guerre / Famille Josso (6) Etienne Auguste Krier – Les masques à gaz (source base Argonnaute, OR 7233)

(7) Jules Zingg – Groupe de soldat montant en ligne affublé de masques anti-gaz

La force de l’œuvre de Maurice Le Poitevin tient notamment à la proximité des soldats représentés à mi-corps. Les individualités sont effacées derrière les masques. Le groupe apparait soudé : les hommes sont collés dans un instant suspendu préalable au temps de l’action pure. Notre œil essaie, malgré l’obstacle des protections, de déceler une expression humaine. L’artiste ne nous pousse t-il pas à lire de la stupeur à partir de la gestuelle des combattants et du semblant de regard offert par les lunettes ? L’effet est saisissant. Anonymisés, tendus vers un objectif situé vers notre droite, le groupe occupe les deux tiers du cadre. Le haut du dessin participe à rendre la mise en danger explicite : un nuage pernicieux entoure les soldats. On mesure la force du procédé en comparant La charge moderne à l’œuvre de Georges Scott qui, elle, cadre de façon plus large les combattants dans la profondeur du paysage tourmenté d’un champs de bataille.

On retrouve le même choix de vision rapprochée dans Assaut sous les gaz d’Otto Dix (visualiser le dessin sur le site de l’Est Républicain). Le nombre de protagonistes est assez proche, le cadrage assez semblable mais la scène décrite est différente : la charge est lancée. Les soldats en action utilisent des grenades et la scène évoque, avec ses personnages sur différents plans et ses éléments de décor, un assaut vers un objectif frontal voire un franchissement des lignes ennemies. Otto Dix, peintre de la monstruosité de la guerre, met en scène ici des combattants “animalisés” par leurs masques à cartouches filtrantes2. Celles-ci dessinent une sorte de groin à la place du bas du visage. Une similitude porcine que Jules Zingg exploite dans son Groupe de soldats représentés montant en ligne… comme un troupeau montant à l’abattoir (?). La ressemblance du soldat déshumanisé avec un animal est aussi présente dans les œuvres de Xavier Josso et Etienne Auguste Krier. En effet, le modèle de protection représenté3 semble dessiné un bec à la place de la bouche. La guerre transformerait-elle l’homme en animal ? L’étude de Josso, réalisée au crayon sur la page d’un livre, semble avoir pour seule fonction la description de l’accoutrement. Il en est autrement de la petite peinture de Krier qui met en scène l’instant angoissant de l’alerte aux gaz – la cloche que l’on sonne en arrière-plan – et donc de l’imminence de la confrontation physique du soldat avec le danger. Cette proximité est dramatisée par la représentation d’un des soldats, au premier plan, qui ajuste son masque – peut-être avec difficulté comme c’était souvent le cas – alors que les nuages sont déjà bien visibles.

Les soldats sont cachés par leur masque et disparaissent dans les gaz. C’est ce temps du danger à affronter, de la disparition multiple que met en scène Georges Bruyer dans une illustration où, comme souvent dans ses dessins, le corps se courbe, s’allonge ou se tord. Le soldat peut-il ramper pour échapper à cette arme moderne ? Et se transformer ainsi en insecte ? Ce à quoi ressemblent les soldats allemands de François Flameng avec leur carapace protectrice et leur masque à cartouche. Passifs, ils semblent nous prendre à témoin : voilà le nouveau visage de la guerre, un anonymat poussé à l’extrême qui rend monstrueux.

Le visage s’efface mais le corps tout entier peut aussi disparaître à son tour comme dans ce dessin signé Maurice Mahut représentant deux soldats camouflés.
D’autres artistes réalisèrent des œuvres comportant des soldats masqués (Henry de Groux, Alexandre Zinoview…). Tous furent attirés par un sujet offrant un potentiel symbolique fort au delà de la simple description documentaire. Dans cette guerre moderne qui ne ressemble en rien aux combats du passé, où la mort est donnée et reçue le plus souvent anonymement par l’artillerie, l’homme équipé contre les gaz devient un monstre grotesque. Un sujet qui offre, sans aucun doute, aux artistes contemporains une opportunité de véhiculer une dénonciation d’une guerre déshumanisante.


1. Il faut noter une exception toutefois concernant le sujet : les deux soldats représentés par Maurice Mahut sont des combattants camouflés et non équipés pour se protéger des gaz et, pour être tout à fait exact, il faut préciser que la série d’estampe d’Otto Dix Der Krieg a été réalisée après le conflit en 1924.
2. Il s’agit certainement du Gummimaske, le premier masque à gaz complet à cartouche remplaçable.
3. Modèle avec tampon TN et lunettes.

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