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Verdun

Le Verdun traité dans cet article est un ensemble de quatorze eaux-fortes dont les dessins ont été réalisés par un jeune artiste combattant de 1916 : Henri Desbarbieux. Il s’agit d’une série de gravures ayant une grande puissance d’évocation réalisée dans un style qui mélange une utilisation marquée du clair obscur, l’apparition de personnages aux étranges disproportions et des espaces souvent clos et oppressants.

Nous avons eu la chance de pouvoir découvrir ces estampes chez un collectionneur et notre intérêt pour ce travail exceptionnel avait alors été immédiat. Hélas, nos recherches, menées par la suite, ne nous ont pas permis de récolter beaucoup de renseignements sur l’artiste et l’œuvre elle-même1. Quant aux exemplaires de l’album, ils ne semblent pas vraiment circuler dans le monde des enchères ou dans celui des librairies d’occasion même spécialisées.

Aujourd’hui, grâce à un fascicule récent2 qui nous vient d’Italie, fruit du travail mené par Carol Morganti et Dario Malini aux éditions ArteGrandeGuerra3, il est possible de découvrir ces gravures reproduites en pleine page et, surtout, de lire un essai où l’historienne de l’art et l’écrivain nous communiquent leur enthousiasme quant à la valeur artistique et historique de l’œuvre de Desbarbieux.

Dans leur introduction, les auteurs se questionnent sur l’oubli dans lequel est tombé cette œuvre. Pour les deux passionnés le peu d’attention de la critique et de la presse lors de la parution de ce recueil est responsable de cet oubli et peut s’expliquer par la jeunesse de l’artiste (Desbarbieux a vingt-sept ans en 1916), son engagement politique (il est proche des idées socialistes) et, surtout, une représentation de la guerre peu consensuelle. Leur analyse menée image par image les pousse, d’ailleurs, à mettre en avant un message antimilitariste de dénonciation de la guerre.

La démarche des auteurs est d’effectuer une lecture stylistique et une mise en lumière des intentions de l’artiste. Pour ce faire, ils ont regroupés les dessins en trois thèmes : la vie quotidienne du soldat, les travaux des tranchées et, enfin, l’attaque, les blessés et la mort. Desbarbieux connut Verdun en 1916 en tant que soldat dans les services auxiliaires où il fut affecté après une blessure à l’œil au début de 1915. S’il n’est pas en première ligne au moment de l’enfer vécu par les troupes, il en est le témoin direct. C. Morganti et D. Malini rappellent que son poste aux services auxiliaires impliquait des liaisons fréquentes avec les premières lignes.

Dans le premier groupe de gravures étudié, la vie du soldat est ramené à des temps où l’attente est comblée par des instants de répit autour d’un poêle, une conversation dans un boyau ou une soupe attendue avec envie. Toutes ces images ont en commun de représenter des personnages enfermés dans des espaces oppressants. Certains d’entre eux, comme le notent les auteurs, traduisent dans leurs attitudes ou même physiquement, par le biais de déformations, l’hostilité de l’environnement. Dans la gravure ‘Cauchemar’ (Desbarbieux n’a pas nommé ses gravures, ces intitulés sont proposés dans l’essai), l’artiste donne à voir un protagoniste dont la bouche ouverte évoque un cri de douleur. Cette scène, selon C. Morganti et D. Malini, « dénonce sans retenue la frustration, l’horreur et l’aliénation de ceux qui, obligés de mener une vie cruelle, dure et bestiale, perdent tout, même leur humanité ».

La deuxième partie est consacrée aux gravures qui évoquent les travaux et les gardes dans les tranchées. Les éléments graphiques, le rôle de chaque protagoniste, la construction spatiale, le cadrage sont étudiés pour montrer comment ils servent le propos de l’artiste. L’intelligence des auteurs est aussi de lier les représentations entre elles en soulignant leur complémentarité ou leurs différences d’intensité. C’est ainsi qu’est montré le changement de registre opéré, par exemple, entre une gravure représentant une scène dramatique où des poilus luttent contre l’eau qui envahit la tranchée et celle, plus apaisée, montrant un poilu qui monte la garde dans la pénombre.

Le combat et la mort sont aussi présents dans cet ensemble. Il s’agit du dernier groupe de gravures étudié par les auteurs. On y trouve une représentation de l’explosion d’un obus, dont l’impact émotionnel est renforcé par la présence au premier plan de poilus presque invisibles, une scène de préparation d’attaque à l’atmosphère fantomatique et une composition très recherchée mettant en scène des funérailles militaires. Une des scènes les plus marquantes de la série est la représentation d’un char de blessés à la composition structurée de façon pyramidale. Les hommes y sont disposés en plusieurs niveaux suivant la gravité de leurs blessures et l’on remarquera le regard du personnage qui prend à témoin l’observateur comme pour lui signifier combien la guerre est atroce et comment l’homme en sort diminué.

De quelle guerre traite Desbarbieux dans ses gravures ? C’est la question qui est posée en conclusion de ce petit ouvrage si pertinent. Certainement pas d’une guerre héroïque et d’une bataille idéalisée mais plutôt du quotidien du soldat et de sa détresse face à la guerre moderne. Laissons nos deux auteurs conclure ce billet avec cet extrait : « La vie des soldats dans les tranchées de Verdun, telle qu’elle est décrite dans ces œuvres, apparaît donc douloureuse, mélancolique et désolée. Rien ne semble justifier sa cruauté, ni l’héroïsme ni le patriotisme ni aucune autre valeur idéale. Les poilus errent confus dans ces tunnels, sans réelle conscience de ce qui les domine, semblables aux animaux en cage, victimes sacrificielles inconscientes dont l’existence – et même la mort – semble dépourvue de sens. »

Illustrations de l’article © ArteGrandeGuerra

1. Le Dictionnaire des peintres, sculpteurs, dessinateurs et graveurs, d’Emmanuel Bénézit (Gründ, 1999) ne contient aucune notice sur cet artiste, ni, non plus, le Dictionnaire des graveurs, illustrateurs et affichistes (Gaïte Dugnat et Pierre Sanchez, Ed. L’échelle de Jacob, Dijon, 2001) ainsi que d’autres ouvrages spécialisés consultés. Seul l’Inventaire du Fonds Français après 1800 de la Bibliothèque Nationale (Jean Adhémar et Jacques Lethève, BN, Paris, 1953) nous révèle qu’une série de lithographies aux sujets caricaturaux à propos de la guerre de 1914-1918 y est conservée. Quelques titres y sont cités. Il s’agit de représentations patriotiques, qui peuvent étonner en comparaison des gravures de Verdun, et qu’il est courant de trouver à la vente sur ebay (Caïn, Qui va là?, La barbarie etc.). Dans cet inventaire de la Bibliothèque Nationale, Desbarbieux est qualifié d’artiste satirique. Un ensemble de ces lithographies fait partie du fonds Henri Leblanc qui, nous le rappelons, a constitué la collection initiale de l’actuelle Contemporaine. Desbarbieux a également consacré une série d’eaux-fortes aux blessés et aux infirmières durant la guerre. Les informations principales liées au parcours du soldat Desbarbieux sont connues grâce à sa fiche matricule disponible aux Archives Départementales du Nord sous la référence 1R-2909, pages 466-468.

2. Henri Desbarbieux, Verdun 1916, Un’Opera Antimilitarista Dimenticata par Carol Morganti et Dario Malini aux éditions ArteGrandeGuerra, Milano, 2018. Le fascicule, en version papier, peut être acheté sur le site youcanprint.it à cette adresse. L’ouvrage est en italien. Il est possible, par ailleurs, de lire leur présentation du Verdun de Desbarbieux, en ligne sur leur site à cette adresse et même de lire l’essentiel de leur essai depuis cette autre adresse où l’on peut consulter des reproductions des gravures.

Une version numérique, gratuite et téléchargeable, est disponible en français à cette adresse en format pdf.

3. Carol Morganti et Dario Malini ont créé l’association Arte Grande Guerra afin de porter à la connaissance du public et des historiens des témoignages oubliés de combattants, que ceux-ci soient écrits, graphiques ou picturaux. Pour ce faire, ils s’appuient sur une collection qu’ils ont eux-même constituée et qui regroupe pour les dessins, peintures, estampes, croquis et aquarelles plus de cinq cents pièces. Leur site peut être consulté à l’adresse https://www.artegrandeguerra.it/. Il présente un ensemble important d’articles sur les représentations graphiques de la guerre et des soldats par des artistes italiens, français et allemands. Carol Morganti et Darion Malini ont, par ailleurs, pour soutenir leur action, édité plusieurs ouvrages et réalisé des expositions.

Pour rappel, si vous ne lisez pas l’italien, les extensions de traduction intégrées à la plupart des navigateurs web permettent d’obtenir en temps réel des traductions contextualisées qui donnent une compréhension globale des pages en langue étrangère.

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