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Voyages au front, Edith Wharton

Le 1er août 1914, Edith Wharton, installée en France depuis 1907, est à Paris. “L’air est lourd de rumeurs”, les nouvelles de la veille sont mauvaises. Elle décrit cette matinée avec “partout l’atmosphère [qui] s’alourdit d’une appréhension grandissante”.
Dans l’après-midi, elle observe les badauds devant les affiches de “mobilisation générale”, calmes et encore peu nombreux. C’est un bouleversement pour une nation entière mais aussi pour cette femme libre, aimant profondément la France, américaine de naissance et sensible à la beauté des arts et de la littérature du vieux continent.

“Ce soir-là, (…), nous vîmes s’écouler le flot des foules aux visages nouveaux. En un instant, nous comprîmes ce qu’est une mobilisation : une interruption formidable dans le cours normal des affaires, pareille à la rupture soudaine d’une digue. La rue débordait d’un torrent de gens porté vers les différentes gares. Tous étaient à pied, chargés de leurs bagages, car, depuis l’aube, fiacres, taxis, autobus avaient disparu, réquisitionnés par le Ministère de la Guerre.”

Une femme libre

Wharton 2 couleurs 2Edith Wharton a 52 ans. Elle est l’auteure à succès d’une œuvre décrivant le monde qu’elle connaît le mieux : le sien.

Ses personnages sont, le plus souvent, issus de la (très) bonne société new-yorkaise qui copie ses mœurs mondaines et souvent étriquées sur les modèles européens du siècle précédent. Grâce à un mariage qui la met à l’abri du besoin, elle dispose de l’argent et du temps pour voyager, écrire et rencontrer artistes et écrivains de son temps. Elle se lie, particulièrement, avec Henry James avec qui elle partage sa vision crépusculaire d’un monde raffiné et dépassé par les évolutions rapides de la société du XXè siècle.
Ses personnages féminins, parfois capricieux et ridicules, dessinent une société avide et proche de l’artifice. Son ironie mordante, cependant, souligne le manque de liberté des femmes : une forme d’asservissement aux règles de la bienséance face au rôle prépondérant de la gent masculine.

Les American Hostels for Refugees

Edith Wharton, gagne définitivement sa liberté au prix d’un divorce obtenu en 1913. C’est une situation encore peu courante et mal acceptée à l’époque.
wharton_ouvroirForte de cette indépendance, elle consacre une partie de sa richesse à aider les déshérités que la guerre a jetés sur les routes ou dans la misère. Tout d’abord en créant à Paris, dès 1914, un ouvroir où une centaine d’ouvrières pratiquent la couture pour subsister. Ces ouvroirs accueilleront, bientôt, les réfugiés, dont Wharton a vu la misère et le désespoir en visitant les zones du front. Des asiles sont créés pour les réfugiés belges et hébergeront jusqu’à 600 orphelins de guerre1.
Célèbre, profitant d’un réseau important, elle récolte des fonds aux États-Unis. Les structures initiales sont transformées, des foyers complémentaires sont créés et donnent naissance aux American Hostels for Refugees. Pour l’ensemble de son action en faveur des victimes de la guerre, Edith Wharton sera nommée en 19162 chevalier de la Légion d’honneur.

Six voyages sur le front

“On m’accorda l’autorisation de parcourir l’arrière de la ligne de combat, de Dunkerque à Belfort, et je le fis en six expéditions, dont certaines me menèrent en fait jusqu’aux tranchées du front; je voulais faire connaître mes impressions, et je m’arrangeais pour écrire mes articles entre mes autres tâches; ils parurent dans le Scribner’s magazine en 1915, et aussitôt après dans un volume intitulé Fighting France.”

Avant son premier départ vers l’Argonne en mars 1915, l’écrivaine assiste, peu à peu, à la reprise de la vie normale dans la cité parisienne. Son action en faveur des plus démunis ne peut s’expliquer sans comprendre le choc qu’elle reçut en voyant les premiers réfugiés échappant aux zones de combats et arrivant à Paris :

wharton_1“Mais il y a une armée à Paris. Le premier détachement en est arrivé, il y a des mois, par ces jours sombres de septembre, lamentable arrière-garde de la retraite des Alliés sur Paris. Depuis lors, le nombre en a sans cesse augmenté, et le flot sordide s’est infiltré dans tous les courants de la vie parisienne. Partout, dans tous les quartiers, à toute heure, parmi la foule affairée des Parisiens au pas assuré et vigoureux, on voit ces gens à la démarche lente, le regard fermé, hommes et femmes portant sur le dos des paquets misérables, trainant sur le pavé leurs souliers râpés, tirant par la main de pâles enfants, ou pressant contre leur épaule des marmots endormis – la grande armée des Réfugiés. Impossible de confondre ou d’oublier ces visages. Quiconque a rencontré ces yeux pleins d’un muet ahurissement, ou cet autre regard angoissé où se voit le reflet de flammes et de ruines, ne peut secouer la hantise de cette vision.” (chapître 1, Le visage de Paris, février 1915)

wharton_2Flanquée d’un chauffeur, accompagnée d’un ami, la voici la grande bourgeoise reporter sur les routes de la France en guerre !
En mars 1915, dépassés Meaux puis Châlons, ce sont les terres d’Argonne occupées en 14 qui livrent leurs paysages détruits. Le village d’Auve n’est plus qu’un “chaos de gravats et de scories. A peine peut-on distinguer la place qu’occupait chaque maison”. Hantés par cette vision, angoissés par les déchirements que représentent ces foyers détruits, les voyageurs reprennent leur chemin vers Sainte-Ménehould pour obtenir l’autorisation d’aller plus loin.

“A Sainte-Ménehould, Henry de Jouvenel, [lieutenant au 28è RIT et mari de Colette] repoussa d’abord catégoriquement ma demande de poursuivre jusqu’à Verdun, puis, après en avoir discuté avec le général de division, revint me dire avec le sourire : “Êtes-vous l’auteur de Chez les heureux du monde ? Dans ce cas, le général dit que vous aurez un laissez-passer; mais, pour l’amour du ciel, roulez aussi vite que vous le pourrez, car nous ne voulons pas avoir de civils sur les routes aujourd’hui .”

A Clermont-en-Argonne, village dévasté, ils assistent sans le savoir à l’attaque des français sur Vauquois situé à seulement quelques kilomètres de là. En arrivant à Verdun, un an avant l’offensive allemande, “le bruit de la canonnade devenait intense, et en passant sous les fers aigus de la herse nous eûmes l’impression d’arriver dans un des derniers avant-postes d’une puissante ligne de défense.”

Edith Wharton visite hospices, hôpitaux d’évacuation et ambulances accompagnée par les religieux ou les médecins militaires en charge de ces lieux de passage ou de mort. On la sait américaine et francophile. On sait que ses articles peuvent influencer l’opinion des américains sur le conflit.

wharton_3Sur ces routes parfois encombrées de convois, elle croisent les hommes qui combattent : “Toute une armée se déroulait devant nous comme sur une frise : l’infanterie, puis l’artillerie, les sapeurs, les mineurs, les convois sans fin de canons et de munitions, la longue file de voitures de ravitaillement, et enfin les brancardiers accompagnant les ambulances de la Croix-Rouges.”

En Lorraine, Wharton et ses coéquipiers se trouvent “en vue de Gerbéviller”, nommée “la Ville martyre, honneur que beaucoup de ses voisines pourraient lui disputer; mais il est peu probable qu’il en soit une dont la dévastation puisse rivaliser d’horreur avec celle-ci.” Parfois, il faut laisser l’automobile et traverser à pied car les routes sont repérées par les allemands. Wharton croise dans la région Soeur Theresia, une religieuse “indomptable qui a réuni un troupeau de soldats blessés, de civils dispersés, d’éclopés, de vieilles femmes et d’enfants, toutes les épaves humaines de ce coin du front en butte à tant d’orages.”

Elle visite des zones occupées par les troupes et se fait observatrice du soldat français : “Malgré le mystérieux intérêt de cet endroit, les hommes que j’y vis m’intéressèrent bien davantage. Ils appartenaient visiblement à des classes différentes, et par conséquent n’avaient pas reçu la même éducation; pourtant, leur fraternité de cœur et d’esprit paraissait complète. Ils étaient tous jeunes, et leurs visages avaient ce caractère que la guerre a donné aux visages français : un caractère d’intelligence plus précise; de volonté plus ferme et de jugement plus sûr (…).”

Dans les Vosges, dans une zone calme, elle visite, en compagnie d’un colonel de chasseurs à pied, un “village nègre”, presque une ville, où les soldats enthousiastes célèbrent son pays : “Vive l’Amérique!”, une “Amérique” qui “se sentait heureuse et fière d’être là, dans cette atmosphère de courage et de résistance obstinée.”

wharton_4Plus loin, un capitaine audacieux la mène jusqu’aux tranchées de première ligne (tranquilles, il est vrai). “Nous étions donc réellement dans une tranchée de première ligne ! Cette pensée me faisait un peu battre le cœur (…). La falaise boisée fourmillait d’Allemands : quelques pas à peine nous en séparaient, et cependant tout était enveloppé du silence et de la paix de la forêt.”

L’écrivaine fera un autre voyage dans le Nord en juin puis en août en Alsace. Ses articles paraitront régulièrement aux États-Unis en ce début de conflit. Edith Wharton est souvent ardente quand elle parle de la France. Ce recueil se termine d’ailleurs par un écrit intitulé l’Âme de la France où elle tente de décrire à ses compatriotes la singularité de la pensée française, celle des politiques, des militaires mais, surtout, celle du peuple : “Un peuple aussi sensible à la beauté, portant à la vie un intérêt si passionné, tellement doué du pouvoir d’exprimer et de donner une forme éternelle à cet intérêt, ne saurait vraiment aimer la destruction pour elle-même. Les français détestent le “militarisme”. Ils le trouvent stupide, inesthétique, dépourvu d’imagination, asservissant; rien, plus que ces quatre motifs, ne pourrait le leur faire haïr davantage.”

Après la guerre, Edith Wharton écrivit son œuvre depuis la France où elle vécut jusqu’à sa mort. En 1921, elle fut la première femme à obtenir le prix Pulitzer pour Le temps de l’innocence (The age of innocence).


1. Combats de femmes 1914-1918, Ed. Autrement, 2004, préface Évelyne Morin-Rotureau où est évoquée aussi l’action d’Anne Morgan.
2. Biographie succinte d’Edith Wharton rédigée par Diane de Margerie, spécialiste de l’auteure, dans Le Temps de l’innoncence, GF Flammarion, 1987 ou en ligne à l’adresse http://www.alalettre.com/wharton-bio.php

 

 


edith_wharton_coverLa France en guerre, 1914-1915, Edith Wharton, préface d’Annette Becker, Ed. Tournon, 2007

Le récit d’Edith Wharton est présent aussi dans Reportages de guerre 14-18, des témoignages inattendus par de grands noms de la littérature, Collectif, Presse Pocket, 2014 version réduite d’un choix de texte provenant d’une anthologie réalisée par Alain Quella-Villéger ewharton_reportages_guerret Timour Muhidine publiée par les éditions Omnibus en 2005.

 


Edith Wharton est également une des personnalités “fil rouge” du documentaire Elles étaient en guerre de Fabien Bézat et Hugues Nancy (2014) qui retrace la place des femmes durant le conflit et le destin particulier de certaines figures (Marie Curie, Rosa Luxembourg…).wharton_elles etaient_en_guerre

 

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